Texte du 24 avril 2022 (Second tour de l'élection présidentielle)
Pour protester contre la Grande Mascarade, je me suis converti à l'islam sur le terrain de mon étude.
C'était en septembre 2007, dans la ville de Taez (Yémen), au dernier étage de l'hôtel où je séjournais tous les ans. L'immeuble surplombe ces trottoirs de Hawdh al-Ashraf, où j'avais passé l'essentiel de mon temps les quatre années précédentes, physiquement ou par la pensée (depuis mon travail de maîtrise en 2003-2004). Mais cette année-là ma chambre donnait de l'autre côté. J'entrais en troisième année de thèse et je n'avais pas besoin de matériaux supplémentaires, pourtant j'étais revenu me poser–là. Comme s'il me manquait encore quelque chose, avant de lancer la rédaction…
Cette Grande Mascarade, quelle était-elle? Je n'avais pas moyen de le dire à l'époque, j'étais trop le nez dans mon enquête. J'ai rédigé une lettre à mes proches - un vague argumentaire sur l'impasse de l'objectivisme - et j'ai commencé à faire la prière, tout seul dans ma chambre au dernier étage.
Quelques mois plus tard (janvier 2008), de retour à Marseille, j'ai formulé pour la première fois ce petit théorème de l'enchantement ethnographique :
« En présence d’un observateur européen,
il y a toujours un Yéménite qui prend la pose
et un Yéménite qui vend la mèche »
L'air de rien, ce petit schéma ternaire permettait de reconstruire toutes mes observations, de reconsidérer l'histoire de fond en comble. Aussi de restituer l'unité de la société locale, en sortant des oppositions dualistes : modernité vs. tradition, raison vs. foi, Aden vs. Sanaa, éducation vs. tribalité… - autant de représentations conçues pour cacher ma honte, je le savais au fond de moi.
Pour effectuer ce dernier pas, aboutissement de la réflexivité ethnographique, il avait fallu un engagement supplémentaire : mettre l'observateur sous surveillance, au-delà des limites étroites de son terrain…
De fait aujourd'hui, ma compréhension de cette Grande Mascarade est plus profonde. Elle puise à la fois dans l'histoire des idées, dans la biologie comportementale et dans l'épistémologie. Dans ce cadre (que l'anthropologue Gregory Bateson appelle Écologie de l'esprit), la Grande Mascarade se résume par l'analogie du Bernard l'ermite : son rapport à un environnement hostile, à sa propre coquille, et à son amie l'anémone de mer…
Implicitement, ma conversion était en fait une double protestation :
Ou si l'on veut :
La conversion me permettait de « botter en touche » ethnographiquement, d'une manière que personne ne pouvait me reprocher. Je suis rentré dans la mosquée du jour au lendemain, parmi les fidèles, sans rien demander à personne. Je prononçais la profession de foi sur demande, à qui venait me la demander sur le carrefour, mais il n'y a pas eu de cérémonie. Il ne pouvait pas y en avoir, parce qu'ils étaient déjà les partenaires de mon enquête : une démarche d'ethnographie réflexive, symétrique - or l'occasion sur ce plan-là avait été gâchée.
De même dans le monde académique, personne n'a jamais pu me reprocher ma conversion : un détail biographique d'ordre privé, tel que tout anthropologue en emporte avec lui sur le terrain (au même titre que son âge, son sexe, son statut matrimonial…).
Ma conversion à l'islam était indissociable d'une fierté laïque, qui était la mienne depuis le départ, et qui fut ma dernière carte à jouer - celle qui m'a permis de partir la tête haute.
Quelques années plus tard, la corruption du régime yéménite menait à son effondrement. C'était en 2011, la vague des Printemps Arabes, il y a plus de dix ans. Aujourd'hui en France, le régime des sciences sociales tient toujours. Mais il ne tient plus qu'à un fil, « l'Humanisme » d'Emmanuel Macron. D'une manière ou d'une autre - quelque soit l'issue de cette élection - la Grande Mascarade apparaîtra bientôt au grand jour.
Entre islam et sciences sociales, l'ère des grandes transactions post-coloniales est déjà révolue. Pour laisser place à quoi? Je sais seulement que notre histoire, que je ressasse depuis quinze ans, sera bientôt reconnue.
Accueil du site Taez.fr
Retour à Comprendre notre histoire
Index des processus