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Premiers échanges avec Yazid après l'incendie (août 2007)

Bon morceau rédigé le 5 décembre 2024, et non-retenu finalement, pour la page :
Les trois frères de Taez et l’anthropologue-musulman.

(…) En ces jours de décembre 2024, je cherche à comprendre pourquoi ce texte de 2012 n’a pas été lu. Ce texte où j’expliquais déjà tout cela, à l’heure où le Yémen voulait prendre un nouveau départ, et malgré toute l’émotion investie par moi dans sa rédaction. Pourquoi ce texte n’a-t-il ému personne ?

Alors, après avoir rédigé les paragraphes ci-dessus de mémoire, j’ai replongé dans des carnets où je me replonge rarement. Je voulais relire les notes rédigées juste après l’incendie du 19 août 2007 : retrouver quel jour au juste j’étais allé vers Yazid, et ce que nous nous étions dit exactement. Les scènes évoquées ci-dessus sont réelles (le lessivage des murs, la discussion sur le perron), mais j’ai mis beaucoup de temps à les retrouver. Dans mes carnets de 2007, la première mention le concernant est celle-ci, dans un fichier intitulé « retour quartier » :

« Le 22 août à midi, je croise Yazid en allant voir Ammar H. Il me propose de qater. Au début je refuse, je lui dis que je ne veux pas d’histoires avec Ziad. Il me dit « Ziad khalas, intaha » [Ziad, il est fini]. Yazid est remonté d’Aden pour réparer le salon, laissant son nouveau travail comme superviseur dans une usine de ciment de l’arrière-pays (vers Lahj, près du camps militaire).

Et en commentaire, ce qui deviendra l’argument de ce texte :

À présent Yazid se retrouve en position de chef de famille. Se combine à sa position antérieure [en 2004] sur les jeunes du quartier, « je vais les faire employer là-bas… ». Soigne avec moi une image de véritable grand-frère, au-delà des grands discours, une image dont il sait qu’elle me plait bien.
Lui et Ramzi cherchent matériaux pour réparer les dégâts. Me propose du qat et finalement j’accepte, en petites quantités. Envoie Ramzi chercher le qat, mais je vais avec lui. Ramzi me prend par la main dès ce premier jour, je la lui laisse un peu, pas complètement à l’aise. »

Il faut se remettre dans le contexte : nous sommes encore à l’ère des Ben Ali, Mubarak, et Ali Abdallah Saleh. L’ombre du régime était omniprésente, donc aussi l’ombre de Nabil, bien qu’il soit décédé huit mois plus tôt, et toujours l’ombre de Ziad, mon persécuteur, pourtant décrédibilisé aux yeux de tous. Quand à Yazid, il est inexistant à ce stade, en tant que personnage de l’histoire. Nous nous rapprocherons seulement l’année suivante (2008), après que j’ai essuyé une première année de solitude en France, en tant que converti tombé du ciel. Les germes de cette alliance sont déjà perceptibles dans ces notes, ainsi que ma réconciliation générale avec le quartier, scellée l’année suivante par notre cérémonie d’adieux devant la caméra. Mais en 2007, il se passait surtout cette chose énorme : j’étais en train de devenir musulman. Et cela se passait essentiellement sur le carrefour, dans mes rapports avec l’ensemble des Yéménites, de tous les milieux que je fréquentais.

Les configurations du silence 

J’ai souvent évoqué le silence du carrefour lors de l’incendie, et ce n’est pas tout à fait exact. Je trouve des pages et des pages d’échanges, d’anecdotes, de remarques incidentes. Prenons cette anecdote où je croise un habitant du quartier, alors que je suis aux côtés de Taher (qui tenait boutique au Hawdh pendant ses études, et par lequel j’ai rencontré les commerçants) :

21 août, je rencontre un homme du quartier, genre notable jeune, qui me dit « On te voyais plus ! Tu es revenu dans ton quartier, hein… ». Me demande si j’ai vu Ziad, et évoque l’incendie. Taher lui demande « Et pourquoi il a fait ça ? », avec insistance. Lui dit : « Je sais pas ». Selon lui, sa mère l’a fait emprisonner au Tribunal.

Dans cette interaction triangulaire, le véritable objet n’est pas mentionné, mais tout s’organise autour de l’évidence de ma responsabilité. Ce que le jeune notable cherche à évaluer, c’est la myopie de l’Occidental - et la myopie de ceux qui l’accompagnent, accessoirement. Taher à son tour, implicitement, pousse le notable dans ses retranchements, le renvoie à son propre comportement. En évoquant la mère de Ziad, le notable botte en touche…
En fait la société yéménite se parle à elle-même, à travers ce dialogue dont je suis spectateur, et que je confie quelques heures plus tard à mon carnet de terrain. Elle se parle à elle-même par dessus ma honte, et ça dure comme ça depuis des années, c’est l’énigme sous-jacente à toutes mes observations. J’arrive de France et elle me saute au visage, même si j’ai encore du mal à la concevoir. Je vais devoir rédiger ma thèse, il faut mettre un terme à ce petit jeu. Alors quelques semaines plus tard, j’entre à la mosquée du Hawdh, la grande mosquée du carrefour, et je prends place dans le rang, sans rien demander à personne.

Ce qui se produit dans ces quelques semaines, c’est la superposition du poulet rôti d’octobre 2003 (exhumé en mars 2024, il y a quelques mois) et de mon petit « théorème de l’enchantement ethnographique » (posé dès janvier 2008). La superposition de deux configurations* - exprimées ici par le code couleur - dont j’entrevois alors la possibilité, et que je fixe à travers ma profession de foi. De la découle la suite de mon travail, y compris l’histoire des trois frères, rédigée pendant la révolution. Mais c’est surtout mon propre échec que ce texte exprime, qui saute aux yeux bien malgré moi. Évoluant dans la communauté musulmane française depuis fin 2007, en 2012 je n’avais toujours pas réussi à exhumer ce poulet.

Épilogue : nos invocations pour Gaza 

Encore une décennie plus tard, et à l’heure de la tragédie de Gaza, il semble nécessaire d’adresser à la communauté musulmane française ce rappel élémentaire, que l’invocation ne peut se passer du langage :

« Moi une personne X, située en un lieu A, demande à Allah de protéger Y, situé en un lieu B. »

L’invocation suppose de penser la configuration des lieux A et B, et la responsabilité qui en découle pour X vis-à-vis de Y. Car Allah peut aider Y dans son lieu B, bien sûr, mais n’a pas besoin pour cela de l’invocation de X.
L’invocation n’est pas un « like » apposé sur un évènement Facebook ;
l’invocation n’est pas un mot d’ordre, soudant la cohésion d’un groupe militant ;
l’invocation n’est pas un mot arabe, dont la prononciation fonde magiquement l’existence d’un État Nation.
Notre époque mélange tout, mais ça ne peut pas marcher. L’invocation suppose que le croyant porte devant Allah la responsabilité de ses propres représentationsGB8, une responsabilité située :

« Moi X situé en A, j’ai fait tout ce que j’ai pu en conscience : pour Y situé en B, je m’en remets maintenant à toi. »

La foi est inséparable de l’exercice de cette responsabilité, dont les Yéménites m’ont permis de faire l’apprentissage. Et il est paradoxal que les musulmans de mon propre pays, qui pourraient avoir été mes camarades de classe, refusent d’entendre cette histoire depuis si longtemps. Que pendant toutes ces années de guerre, où Yazid s’accrochait à son poste de ‘aqil°, au milieu d’une ville soumise aux factions, ma prière ait été sans effet. Au sens où mon témoignage, en ce bas monde, n’a jamais réussi à embrayer l’adhésion de la communauté, cette sympathie élémentaire qui met en mouvement la curiosité. Chez les musulmans de mon propre pays, il n’a jamais suscité que des réactions gênées : réactions au fond méprisantes, pour moi comme pour les personnes évoquées, et négation totale de notre rencontre.

J’ai fini par comprendre qu’ils exprimaient là surtout un mépris de leur propre personne, de leur propre situation en un lieu A, avant même de songer à B. Et ce que je comprends de la cause palestinienne, telle qu’elle s’exprime aujourd’hui en France, c’est qu’elle leur apporte confirmation de cette condition méprisable qui serait la leur, à leurs propres yeux. C’est avec moins d’horreur qu’ils accueillent les crimes d’Israël, qu’avec un certain soulagement - mais un soulagement passionnel, sentiment trouble non dénué d’une certaine jouissance, qui s’autorise du devoir religieux. Qu’Allah ait pitié de nos âmes. Car j’ai connu moi-même cette ambivalence passionnelle, et j’en témoigne par l’écriture, rétrospectivement. Je m’y débats encore quelque part, je tente de m’en défaire, mais au moins je fais la distinction : l’activité religieuse a pour fonction de l’assainir, ou alors je n’ai pas tout compris…

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