Il paraît qu'en équitation, la chute de cheval est un sujet tabou1). Je peux comprendre pourquoi. C'est exactement la même chose dans les sciences sociales.
Rêve du 23 janvier 2022
Cette nuit j'ai fait un rêve assez inhabituel. J'étais quelque part, un lieu pas vraiment défini, et je suivais une sorte de cortège itinérant, assez dispersé. Un cortège lié à je ne sais quel évènement, sans doute un mariage. Manifestement j'étais là sans vraiment savoir pourquoi : parce que c'était comme ça, je devais être là - présence bien particulière que celle de l'anthropologue! - je suivais le mouvement.
Arrive une escarmouche avec un homme, d'âge moyen, doté d'une certaine autorité - sans doute le frère du marié, ou quelque chose comme ça. Manifestement il m'a dans le nez. Mais j'ignore, je compte qu'il va m'oublier. Pourtant l'escarmouche se reproduit une seconde, puis une troisième fois.
Quand le cortège arrive à la maison, la foule se masse en attendant d'entrer. Nouvelle escarmouche, l'homme me prend par le collet, me plaque contre le mur : on ne veut pas de toi. Point.
Rêve assez inhabituel, mais qui ressemble fortement à ma vie. C'est d'ailleurs ce que je me dis à moi-même, lorsque je me retrouve ainsi plaqué contre le mur : “Cet homme nie ma vie toute entière…”. Et je me réveille.
Pourquoi cette nuit, le rêve est-il allé jusque là? Ce n'est sans doute pas sans lien avec ce wiki dans lequel je m'installe, en passe de devenir ma maison. Mais ces vingt dernières années, je ne crois pas avoir fait beaucoup de rêves de ce genre, de blanc humilié par les indigènes, des rêves d'époque coloniale.
Spontanément me vient la métaphore de la chute de cheval : j'ai eu la chance de remonter en selle rapidement - voir la notice que j'ai voulu placer en tête de ce wiki, car il faut l'avoir lu pour comprendre. Je suis remonté en selle rapidement, donc je fais des rêves de promenade à cheval : des rêves de méchantes cavalcades ou de traversées bucoliques, mais pas des rêves de chute de cheval.
Les circonstances de mon départ en novembre 2010 ressemblent beaucoup à ce rêve. C'est ce qui explique la longévité de notre relation (avec Yazid et sa famille en général). C'est le fond de mon problème depuis dix ans : octobre 2003 éclipse novembre 2010 (encore à l'heure actuelle dans ce wiki).
Dans les années 2000, les Yéménites faisaient beaucoup ce genre de rêves qu'ils appelaient râzim°, associé à la prise de qat (comme dans la vidéo humoristique ci-dessous).
(commenté dans mon texte de 2019 "The dream that chased me from Hawdh al-Ashraf. Challenging the socio-anthropological divide in Taiz before 2011").
Les chercheurs étrangers aussi faisaient ce genre de rêves, et en général les milieux expatriés (voir l'aveu de Laurent Bonnefoy). Des rêves de prise d'otage, de décapitation, des rêves où le chercheur est assigné à sa position d'Occidental, qui va payer pour l'Occident - alors que ce n'est jamais le cas. Et ce qu'il nous faut analyser, c'est pourquoi ces chercheurs finissaient par l'oublier…
Comme bon nombre de contradictions de l'ère postcoloniale, la tragédie yéménite est née de ce chassé-croisé, entre des diplômés yéménites obsédés par leur râzim et des chercheurs internationaux bunkerisés.
Mais dans la vraie vie, ces choses n'arrivent jamais. Même dans la société française, où nous pourrions nous en apercevoir : de Merah à Samuel Paty, les “passages à l'acte” djihadistes n'existent pas. Et les “passages à l'acte” homosexuels, dans la société yéménite des années 2000, n'existaient pas non plus.
On ne peut pas construire des sciences sociales sur ce genre de choses. Car c'est bien les sciences sociales qu'il s'agit de chevaucher - pas les Yéménites (comme à l'époque coloniale), ni l'Occident (comme à l'époque post-coloniale), mais bien la description raisonnée des contextes. L'exercice comporte un risque de chute, qu'il faut apprendre à connaître. Mais quand on ne sait pas monter à cheval, on ne prétend pas explorer le monde.
Au-delà de ce billet particulier, il faut donner plus de place à l'épilogue de l'histoire.
Pour cette page particulière, à terme elle devra porter uniquement sur l'article d'Aurélie Seguin, dont la lecture est passionnante.