16:75 L’impotent à la charge de son maître
✎ Tiré de sourate n°16 Les abeilles النحل (mecquoise, 128 versets).
{[75] Dieu avance la parabole d’un serviteur réduit à l’esclavage et dénué de tout pouvoir, et d’un homme libre à qui Nous avons accordé d’amples ressources dont il use en secret et en public. Ces deux hommes sont-ils égaux? Non, louange à Dieu ! Mais la plupart des hommes manquent de jugement. [76] Dieu propose aussi en parabole deux hommes. L’un d’eux est muet, impotent et totalement à la charge de son maître ; partout où celui-ci l’envoie, il ne lui rapporte rien de bon. Cet homme serait-il l’égal d’un autre qui prescrit la justice et qui suit le droit chemin?}
La lecture de ce verset évoque douloureusement la condition qui est la mienne depuis plusieurs années : une condition d’ethnographe impotent qui ne rapporte rien à personne, ni à sa discipline ni à ses enquêtés. Et je fais immédiatement le lien avec le verset qui précède :
{[74] N’avancez pas de paraboles sur Dieu. Dieu sait et vous ne savez pas ! }
L’islam est-il réductible à une proposition sociologique ?
Oui il l’est - c’est du moins ce que je veux croire, ce que j’ai besoin de croire, en tant que croyant engagé dans la discipline des sciences sociales. Mais cet engagement est-il vraiment compatible avec l’islam ? Faire de la sociologie, n’est-ce pas « Remplacer le nom d'Allah par celui de la société » (Marcel Mauss) ? Cela ne revient-il pas à avancer une parabole sur Dieu, s’exposant à un courroux bien légitime ?
Je me suis posé cette question tout au long de ma recherche : dès mon premier retour sur le terrain, après passage à l’écriture sociologique, je me suis posé la question des effets de la sociologisation. J’ai travaillé l’hypothèse du Social* à la faveur de cette situation ethnographique, et j’ai abouti à la conclusion suivante.
De mon point de vue d’anthropologue, la sociologie n’est qu’une reformulation « scientiste » de l’intuition monothéïste. Ma trajectoire n’a dès lors rien d’étonnant : en recherchant l’intuition* de la sociologie sur le terrain yéménite, je devais nécessairement aboutir à l’islam.
Mais la réciproque n’est pas si simple : une fois que j’identifie le Social à Allah - comme Marcel Mauss nous y invitait en son temps, et l’idéal postcolonial* après lui - je suis contraint d’entrer en guerre contre le scientisme, dans une destruction tous azimuts des idoles* sociologiques. Or dans le monde académique littéraire*, cette posture risque fort de me rendre inassimilable…
C’est ici qu’intervient la critique batesonienne, en tant que condition d’une intégration constructive (c’est ce qui m’a permis fin 2008 de négocier le Prix Michel Seurat).
Mais voilà qu’interviennent les Printemps Arabes, et voilà que les sociologues musulmans se sentent pousser des ailes : ils croient possible de chevaucher la sociologie pour fonder « l’État de droit » dans les pays du Sud, et vaincre « l’islamophobie » dans les pays du Nord… Posture dont à ce jour, beaucoup ne sont pas revenus.
De mon point de vue encore, la critique batesonienne relève d’une forme d’adab, de bonne conduite dans les rapports avec les Gens du Livre (Les Abeilles 16:125). Elle ne relève pas d’une tentative de « modéliser » Allah1) : la « structure qui relie »* ne vaut rien sous cet angle-là - c’est pourquoi je ne parle jamais de théorie batesonienne mais seulement de critique*.
Bref, pour revenir à ma condition d’ethnographe impotent, je veux croire qu’elle n’est pas une punition d’Allah mais plutôt une épreuve : la parabole d’une imposture plus générale, caractéristique de notre ère postcoloniale* tardive, dont en tant que musulmans diplômés nous avons la responsabilité de nous désolidariser (responsabilité citoyenne et devant Allah, ici les deux convergent).
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