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Réflexions sur la musique
Mon grand-père Robert Planel (1908-1994) était un compositeur français d’origine modeste, qui n’a pas pris le tournant de la musique atonale et sérielle , mais a encouragé ses enfants à faire tout autre chose. Mon père est devenu physicien, ma tante est devenue historienne. Je suis devenu anthropologue au Yémen, pays de l’honneur*, qui entretient à la musique un rapport ambivalent : « Battil al-mazzayqât ! », disent les Yéménites, « Arrête tes petites musiques ! » - et souvent ils prolongent l’idée beaucoup plus vulgairement…
⇒ Ibn Khaldoun : « Le prestige d'un lignage ne dure que quatre générations »
Tout mon travail se ramène au fond à un problème de mœurs dans le rapport à la musique : afin de rester avec mes semblables, ne pas trop écouter les musiques de ma propre pensée. Une éthique intellectuelle, de l’analyse et de l’engagement, conçue à l’origine pour m’échapper de cet héritage, tout en lui restant fidèle car il est indissociable de notre histoire, familiale et européenne.
Le texte ci-dessous (juin 2022) livre quelques clés scientifiques, littéraires, historiques et anthropologiques.
L'approximation mathématique de la gamme tempérée
Soit une corde d'une longueur d'un mètre, supposée de FA. Comme si on posait un doigt sur le manche d'une guitare, les points sont disposés proportionnellement à l'inverse des nombres du tableau correspondant.
Du fait que 3/212 ≈ 27, la note de la douzième quinte naturelle peut être identifiée au FA de la septième octave. Comme par hasard, cette note s'appelle MI# : en ramenant toutes ces quintes dans une même octave, on a obtenu douze notes, et on a décidé (arbitrairement) que ce sont toutes les notes possibles.
Toute la musique occidentale s'inscrit depuis dans cette tautologie circulaire.
L'intuition de Jean Genet
« La page qui fut d’abord blanche, est maintenant parcourue de haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamation, et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible. Cependant à une sorte d’inquiétude dans l’esprit, à ce haut-le-cœur très proche de la nausée, au flottement qui me fait hésiter à écrire… la réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? Le blanc, ici, est un artifice qui remplace la translucidité du parchemin, l’ocre griffé des tablettes de glaise et cet ocre en relief, comme la translucidité et le blanc ont peut-être une réalité plus forte que les signes qui les défigurent. La révolution palestinienne fut-elle écrite sur le néant, un artifice sur du néant, et la page blanche, et chaque minuscule écart de papier blanc apparaissant entre deux mots sont-ils plus réels que les signes noirs ? Lire entre les ligne est un art étale, entre les mots aussi un art à pic. Si elle demeurait en un lieu la réalité du temps passé auprès - et non avec eux - des Palestiniens se conserverait, et je le dit mal, entre chaque mot prétendant rendre compte de cette réalité alors qu’elle se blottit, jusqu’à s’épouser elle-même, mortaisée ou plutôt si exactement prise entre les mots, sur cet espace blanc de la feuille de papier, mais non dans les mots eux-mêmes qui furent écrits afin que disparaisse cette réalité. Ou bien je le dis autrement : l’espace mesuré entre les mots est plus rempli de réel que ne le sera le temps nécessaire pour les lire. Mais peut-être l’est-il de ce temps compact et réel, serré entre chaque lettre de la langue hébraïque : et quand j’ai observé que les Noirs étaient les caractères sur la feuille blanche de l’Amérique, ce fut une image trop vite advenue, la réalité étant surtout ce que je ne saurais jamais précisément, là où se joue le drame amoureux entre deux Américains de couleurs différentes. La révolution palestinienne m’aurait donc échappée ? Tout à fait. Je crois l’avoir compris quand Leila me conseilla d’aller en Cisjordanie. Je refusai car les territoires occupées n’étaient que du drame vécu seconde par seconde par l’occupé et par l’occupant. Leur réalité était l’imbrication fertile en haine et en amour, dans les vies quotidiennes, semblables à la translucidité, silence haché par des mots et des phrases »
Jean Genet, première page de Un captif amoureux (1986)
Qui était Mersenius, promoteur de la gamme tempérée?
Avec son Harmonie universelle publiée en 1636, Marin Mersenne est le principal promoteur de la gamme tempérée, et de notre clavier à douze touches blanches et noires. Catholique intransigeant, produit de la contre-Réforme, on peut penser que ça ne dérangeait pas Mersenne d’enfermer l’harmonie du monde dans une tautologie circulaire.
Intuition pour les filogalristes (4 juin 2022) :
Mersenne est un interlocuteur de René Descartes (1596-1650), et la gamme tempérée s’inscrit dans la droite lignée de la révolution cartésienne (algébrisation de la géométrie), participant d’une identification des mathématiques au dessein divin. Cette conception des rapports entre Dieu et la Nature est bientôt réfutée par Spinoza (1632-1677), autre interlocuteur de la philosophie cartésienne, mais issu d’une communauté juive dont il sera excommunié. Spinoza insiste pour sa part sur l’infinité des dimensions de l’univers, au-delà de celles concevables par l’esprit humain (la matière et le temps). Je ne suis pas allé voir ce que Spinoza dit de la musique et de la gamme tempérée : on peut penser qu’il n’aurait pas souscrit, sur un plan philosophique, à une opération aussi grossièrement réductionniste. Mais sur un plan pratique, quel meilleur outil expérimental que la gamme tempérée, pour quelqu’un qui se voulait classificateur des passions humaines ? Je veux juste souligner que toutes ces philosophies font système, chez ces témoins de la révolution cartésianiste*, qui ont jeté les bases de notre damnation cybernétique.
Un point de vue batesonien
« Expliquer, dit Gregory Bateson, c'est cartographier les éléments d'une description sur une tautologie ». Mais l'épistémologue nous met en garde : il existe aussi des explications vides. Peut-on dire que la gamme tempérée explique l'harmonie? La gamme tempérée est surtout utile pour produire de l'harmonie, à partir d'un corps de musiciens disciplinés - dans une armée, en tout premier lieu, et pour distraire les puissants. Mais pour l'explication du phénomène harmonique, cette tautologie circulaire nous place plutôt sur une mauvaise piste, comme toutes les erreurs du concret mal placé.
On dira que la gamme tempérée rend le phénomène harmonique plus appréhensible, manipulable, donc plus facilement vulgarisable. Mais ce qui est appréhensible, c'est seulement ce tour de passe-passe, cette harmonie enfermée : vulgarisable, c'est précisément ça. L'objectif est de former des musiciens, des saltimbanques et des soldats. L'inspiration de la classe bourgeoise venant seulement dans un second temps.
Redoutable auxiliaire de la culture occidentale - pour rendre plus digestes les mythes grecs, les tragédies classiques, jusqu'à la production cinématographique contemporaine - la musique a-t-elle autre fonction que de nous maintenir dans sa vulgarité?
C'est la question du quotidien, avec laquelle j'ai appris à vivre aujourd'hui - parce que les sciences sociales avant cela m'avaient posé exactement la même. Et encore avant cela, la musique encore : toute mon enfance, j'ai grandi avec cette question obsédante.
Je n'ai pas la réponse, et je ne la cherche plus. La question me suffit.
Robert Planel (1908-1994) - Quatuor à cordes, 2e mouvement (1935)
(enregistré dans les années 1990 par le quatuor Phillips).
Association des amis de Robert Planel