Outils pour utilisateurs

Outils du site


fr:comprendre:moments:2006_03_10-tentative_d_entretien_enregistre

Ceci est une ancienne révision du document !


Tentative d’entretien enregistré (10 mars 2006)

19-22 février 2023
(encore à paufiner sans doute)

La scène se passe en mars 2006, je viens de revenir à Taez pour mon projet de thèse. Nous sommes dans la pièce de Ziad en présence d’Abdallah, un jeune du quartier déjà évoqué dans ma maîtrise. J’allume l’enregistreur et tente de faire un entretien.

Abdallah en 2007

  • La page d’Abdallah reprend ce que j’écrivais de lui dans ma maîtrise, deux ans avant cette anecdote (problématique du chômage, impossibilité pour ces jeunes de tenir leur rang, timidité chronique…).

Au cours de cette tentative d’entretien, Abdallah utilise un terme que je découvre, khannatha (traduit ici par « féminisation »). Jusque là, on n’avait employé devant moi que le substantif, makhnâtha, dont je connaissais très bien le sens. C’est donc dans ces circonstances, étroitement liées à Ziad et à la présence de l’enregistreur, que j’apprends à conjuguer le terme à la première personne…

Ces deux minutes sont la seule interaction enregistrée avec Ziad avant 2008. L’enregistrement permet de saisir le fonctionnement de nos rapports, et éclaire le cours ultérieur de l’enquête : mes investigations indépendantes sur la vulgarité et ses difficultés psychiques parallèles, malgré notre prise de distance. Longtemps j’ai été incapable d’écouter cet enregistrement, d’entendre vraiment ce qui est dit. Je le redécouvre avec émotion douze ans plus tard, au moment du montage de mes archives vidéo (2018).

Tentative d’entretien enregistré (2’10)
Ne pas se concentrer sur les images, conçues pour évoquer mon enquête dans ce quartier
(le choix du montage est désastreux, à terme je referai une vidéo à part…).

Séquence

  1. Réaction de Ziad quand j’allume le magnétophone (Ziad décline l’invitation, il n’a pas l’esprit assez clair pour s’exprimer). 22:25
  2. J’ouvre le sujet des métiers dépréciés, que les jeunes du quartier refusent d’exercer, sur un mode conflictuel et provoquant (semi-dérision). 22:38
  3. Allusion sexuelle d’Abdallah, d’abord métaphorique, puis de plus en plus explicite. 23:16
  4. Ziad fait irruption (gémissement qu’il faisait à l’époque) et tente d’enrayer la discussion. 23:21
  5. Ziad se dispute avec Abdallah. 23:33
  6. Réconciliation autour d’un dessin. 24:05 (non sous-titré ici)

Analyse

Une ambiance électrique

La première chose qui frappe, c’est la violence du rapport d’enquête - ou plus exactement la violence du retour après enquête. J’ai déjà écrit un mémoire sur eux, ils sont devenus « mes enquêtés », puis nos rapports ont été assez distants lors de ma seconde enquête (consacrée aux ouvriers du carrefour). Là je tente de renouer un rapport afin d’approfondir, mais cela ne va pas de soi. D’emblée, l’objet de l’entretien est abordé sur le mode de la provocation franche, mêlée d’une auto-dérision latente. On devine la familiarité de nos rapports - héritage de mon premier séjour - mais aussi un rapport très conflictuel, refus du paternalisme associé à la sociologie, de toute forme de surplomb.

Mon auto-dérision sert ici comme une « pédale de débrayage », afin de maintenir le rapport. En effet, il ne s’agit pas de mener un entretien classique, mais de renégocier le cadre-même de la relation. Je n’arrive pas avec un cadre défini à l’avance (la sociologie), en suppliant mon interlocuteur de bien vouloir s’y laisser inscrire. Cette discussion relève plutôt d’un entretien préparatoire : je tâtonne vers un nouveau terrain d’entente, en prenant appui sur notre connivence. C’est pourquoi je chausse d’emblée mes « gros sabots » de sociologue, posture dans laquelle je me suis installé à l’écriture de mon mémoire - mais Abdallah sait très bien dans quelles circonstances (octobre 2003), et il me le rappelle ici. En fait, cet enregistrement capture l’instant où je découvre la possibilité de « passer de l’autre côté du miroir » : un nouvel équilibre se profile dans mes rapports avec les Yéménites, il me suffit de regarder en face ce qui s’est passé avec Waddah. De toute façon à ce stade, je m’y suis préparé dans ma vie personnelle, et les yéménites francophones ont fait circuler la rumeur infamante de mon « coming out » (février 2006), donc je n’ai plus vraiment le choix…

Une connivence sous-jacente

« Face à l’observateur, il y a toujours un Yéménite qui prend la pose (l’indigène) et un Yéménite qui vend la mèche (l’informateur*) »

Si j’arrive à surmonter la honte que cet enregistrement m’inspire jusqu’à aujourd’hui, j’y redécouvre la connivence de mes interlocuteurs, leur parfaite compréhension de cette situation, et l’extrême douceur avec laquelle ils accompagnent le processus.

Dans cette scène, Ziad et Abdallah adoptent des postures complémentaires, selon un triangle interactionnel que j’ai décrit plus tard (2008), dans mon petit théorème de l’enchantement ethnographique (voir ci-contre). Ziad se positionne ici comme informateur, et Abdallah comme indigène*, conformément à leurs niveaux d’études respectifs.
Noter que déjà dans ma maîtrise, Abdallah avait montré une connivence analogue lors de l’incident de sa bagarre avec Wâ’il, qui faisait le jeu du Za’îm Ziad (pp.67-69). Mais pour moi, cette connivence est difficile à pointer initialement : je remets ma honte entre leurs mains, non sans ambivalence…

Une mise en abîme

Mais ici, la situation est cadrée par la situation d’enquête, attestée par la présence de l’enregistreur. J’accepte tout à fait qu’Abdallah m’insulte, puisque c’est pour l’enquête : il ne fait que retourner l’objectivation, sur le mode du jeu. « Comment je te parlerais, alors que Waddah t’a féminisé ? ». Mais en même temps il me parle, il me teste, il me met au défi d’assumer. Qu’Abdallah mette en parallèle sa situation et la mienne, ça m’intéresse ! Peut-être va-t-il ainsi m’aider à comprendre pourquoi il refuse d’exercer un métier ordinaire (à la différence notamment de Yazid, le petit frère de Ziad…). Mû par ma curiosité de chercheur, je découvre un continent encore insoupçonné : passer de l’autre côté du miroir, dans mon rapport à la société yéménite, et n’en être que plus en phase avec eux. M’installer dans une connivence, qui mettrait en abîme l’incident d’octobre 2003, et finalement le dé-réaliserait… À cet instant je touche pour la première fois cette possibilité, que j’explorerai systématiquement au fil de ce troisième terrain. C’est cela qui cause ma surprise : une stupéfaction mêlée de plaisir, qu’on devine dans le son de ma voix.

Mais déjà, Ziad fait irruption dans notre échange, avec son gémissement. Ziad intervient, pas tant pour prendre ma défense que pour se solidariser avec l’enquête, l’institution sociologique, et réintroduire de l’asymétrie. Abdallah le lui fait remarquer d’ailleurs, en soulignant la présence de l’enregistreur, mais Ziad se solidarise encore plus explicitement : « C’est la vérité : les Yéménites sont des bovins… ».

En 24:03 on m’entend rire (après les mugissements de Ziad) puis tousser, légèrement mal à l’aise. Sur un bout de papier, Abdallah s’est mis à dessiner un corps féminin, les jambes écartées : « Regarde ! On va voir si tu reconnais… » (en 24:05, non sous-titré) ; « Une chatte ! », s’exclame Ziad après quelques secondes (passage coupé). Pour épargner mon malaise, et le leur, les Yéménites bottent en touche : ils réintroduisent un corps féminin.
On ne pourrait mieux signifier la mise en abîme, qui relativise ma « féminisation ».

Le vertige de la honte

Lorsque j’ai redécouvert cet enregistrement, il y a maintenant cinq ans (janvier 2018), j’ai été écrasé par la honte et la culpabilité. Honte d’abord, d’avoir été cet enquêteur-là, complètement inconscient manifestement. J’avais souvent ré-écouté ce passage à l’époque de ma thèse ; il y avait même un raccourci sur le bureau de mon ordinateur pendant un temps, vers l’année 2006-2007 il me semble, car j’avais plaisir à réentendre la voix de Ziad. Mais je n’avais pas fait l’effort de traduire la discussion, et à vrai dire je l’écoutais d’une oreille distraite. Je savais qu’Abdallah faisait des allusions à mon « homosexualité », mais j’étais habitué à cette honte et je ne l’écoutais plus, elle saturait en quelque sorte ma perception. J’étais devenu extérieur à cette discussion, je ne comprenais plus ce qui s’y était dit.
Ré-écoutant la scène dix ans plus tard, le cri de douleur de Ziad me revenait frontalement au visage. Je redécouvrais ma responsabilité, cette manière délibérée de provoquer l’explicitation, en poussant Abdallah dans ses retranchements. L’extrait illustrait cette douleur morale, que je lui infligeais par ma présence plusieurs mois par an. J’étais en train de monter mes archives vidéo, pour mon film Mes adieux filmés au Hawdh. J’ai tenu à insérer cet enregistrement sonore, et c’est cette douleur que j’ai voulu exprimer dans le montage.

Évoquant ce passage quelques mois plus tard (lettre à la documentariste Nadja Harek), j’expliquais avoir été sur le moment « en mode survie », assailli par la honte et paniqué. Mais est-ce vraiment cela qu’on entend ? Bien sûr, on entend une forme de sidération : je reste comme stupide, en entendant Abdallah s’aventurer sur ce terrain. Mais suis-je pour autant « en mode survie » ?

Dans mon carnet ce jour-là

Les extraits du carnet de terrain confirment un processus de socialisation plutôt paisible, où l'incident d'octobre 2003 est mis à distance en même temps que de mon « Occidentalité », dans une bienveillance assez générale, quoi qu'elle s'exprime différemment selon les milieux.

Enregistrement le matin, histoire de Ziad avec le coq [avant l’enregistrement] et Abdallah qui dessine un cul de femme [voir De la féminisation des sciences sociales ].
Midi, déjeuner et qat chez Khaled. (…) expressions de Lotfi (le public s'extasie devant mes capacités à retenir la makhnatha)
Soir mutannin [effet du qat]. Je passe voir Ziad qui traine avec yazid etc dehors. Ziad est fou, comme moi qui crie “photo”, je lui en parle et d'ailleurs il a remarqué.
je dine avec les [ouvriers] baydanin, puis va voir Abdallah Alrazihi, puis je rencontre Mohammed le copain de Ziad. Veut que je rencontre son père : « mais je croyais qu'il se méfait de moi ton père… » « Ah, mais ça s'était avant… » Selon lui maintenant les gens savent qui je suis. On discute de mon projet… [la séance avec le père de Muhammad aura lieu trois semaines plus tard].
Soir je me couche la tête sur le torse de Ziad, mutannin, (en fait déjà depuis hier). On parle de l'anthropo et du milieu et de l'anthopo evolutionnaire [ Frederic Joulian ].
Soir engueulade en français avec Abderrahman. Attaque direct, que j'ai fait un gros problème avec Tarek, etc etc [Suite à la rumeur de mon mariage avec un esclave], que je me comporte pas bien avec les yéménites, qu'il a eu peur pour moi la première année, qu'il me considère comme un Français et pas comme un Yéménite comme Sébastien.
Je lui fais remarquer qu'il a une mauvaise image de mon terrain, que c'est lié à la situation que j'étudie et au stigmate, et pas à ce que je dis moi.
Finalement on s'entend bien, ça va mieux.

A TRAITER PLUS PRECISEMENT.
A chaque ligne, je vois à l’œuvre ma socialisation selon la même logique : au nom de l'observation participante, j'arrache ma place individualisée, encouragé par la bienveillance de nombreuses personnes - et ceux qui résistent je leur tords le bras…

fr/comprendre/moments/2006_03_10-tentative_d_entretien_enregistre.1677072307.txt.gz · Dernière modification : 2023/02/22 14:25 de mansour

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki