Préambule sur Ziad
- « Tu as perdu ta place dans mon coeur. Tu t’es débarrassé à mes yeux de toute valeur et de toute beauté. Et le vrai problème est là : non seulement Taez et la Maison al-Khodshy se sont effondrées, d’elles-mêmes elles se sont enterrées vivantes, mais toi aussi à mes yeux, tu t’es totalement détruit. Or tu sais, la chose de la vie entière la plus importante : qui sera humain aux yeux de Ziad ? Qui es-tu pour lui ? C’est le sens de la vie pour tout être humain, et la vie de toute personne se résume dans cette question. Qui a renoncé à sa place auprès de Ziad, il peut se repentir par la terre et les cieux, sa repentance ne signifie rien. Ziad est la vie-même. Qui conteste cela s’est tué lui-même et n’a plus de vie. Toi le Français, qui es-tu donc auprès de Ziad ? Sache-le et tu connaîtras ta vie. »
- « Mais je parle de Ziad chaque jour ! Tout le monde me considère fou de Ziad, et tu me dis que je ne suis rien… »
- « Tu fais le bien de ton propre point de vue, mais ton propre point de vue ne te donne pas la vie. »
Discussion Whatsapp, le 21 février 2023
(Ziad s'exprimait sur Facebook depuis deux mois, je n'étais simplement pas au courant…)
Voir aussi Analyse du verset 4:157.
À l’origine, il y a l’injustice ethnographique. L’injustice de tomber du ciel avec son passeport et son permis de recherche, avec ses catégories aussi, et prétendre être là, porter regard, prétendre exister par observation participante*, avec des gens qui n’ont rien demandé. Injustice bien différente du contact colonial, par la responsabilité qu’elle fait porter sur les populations. En cela, elle est fondatrice d’un ordre politique, d’une subjectivation. La complicité des musulmans envers cet ordre, c'est la question que j’entends poser.
Ziad al-Khodshy est un expert comptable, rencontré en août 2003 peu après mon arrivée à Taez, qui devient le personnage central de ma première étude. Les années suivantes, tandis que je poursuis mon enquête dans le même secteur, Ziad subit de nombreux revers professionnels et familiaux. Sa famille lui fait subir des électrochocs début 2007, après le décès accidentel de son frère aîné, dans l’espoir qu’il reprenne son poste à la tête de la police des souks. Il se venge en mettant le feu le jour de mon retour, et je me convertis à l’islam peu après. Quelques années plus tard (2011), Taez se soulève et subit la répression du régime. Depuis 2012, Ziad se prend pour Jésus.
Cette situation était déjà exposée en 2008, dans mon projet de recherche rédigé pour le Prix Michel Seurat. J’avais déjà la certitude que Ziad n’était pas fou, qu’il suffisait de mettre son comportement en regard de mes analyses, et d’expliquer le rôle que mon enquête lui avait fait jouer malgré lui. Ma thèse parlait « d’homoérotisme »* dans la sociabilité masculine, certes un sujet sensible - mais mon retrait, après ma conversion, permettait d’éclairer rétrospectivement toute cette affaire. Je n’imaginais pas que la communauté musulmane s’opposerait toujours à cette explicitation, et que sa résistance passive, encore cinq ans plus tard, aurait finalement raison de mon doctorat.
À peu près au moment où j’abandonne ma thèse (2013), Ziad doit se retirer dans son village d’origine, dans une zone qui passe en 2015 sous contrôle des rebelles Houthis. Arrêté l’été 2018 - après une tentative de ma part d’entrer en contact avec lui via l’épicier du village - il refuse de prononcer la profession de foi musulmane et reste emprisonné plusieurs mois. En décembre 2018, il finit par regagner Taez, en zone contrôlée par le gouvernement, non loin de son frère Yazid. Dans une ville soumise au blocus, ravagée par la guerre et tenue par les bandes djihadistes, il poursuit son mode de vie marginal et son étrange prédication.
En France, cette situation n’a jamais ému personne. Aucun chrétien n’a eu l’idée de se mobiliser pour un croyant isolé, possiblement persécuté. Aucune association musulmane, pourtant sensibilisée aux drames du Moyen-Orient, habituée à dépenser pour les bonnes œuvres. Aucun militant de la solidarité internationale et de la cause des migrants, n’a eu l’idée d’accueillir cette histoire-là. Et il n’y a aucun doute qu’à chaque fois, c’est moi qui fais obstacle, ma propre analyse, c’est-à-dire précisément mes efforts pour attirer l’attention sur son cas. Mais il semble que je tienne plus à notre histoire qu’à Ziad lui-même, et c’est sans doute ce qui dérange, légitimement.
En fait je l’avoue très volontiers : je n’ai plus aucun rapport affectif à Ziad, depuis très longtemps. Le personnage que j’ai construit dans mes études sociologiques était trop lié à mes propres contradictions. Et si j’ai finalement repris pieds, après ma conversion, c’est à travers son entourage : à travers son frère, son neveu ou sa tante, avec lesquels j’ai des contacts beaucoup plus réguliers. J’ai repris pieds à travers la Communauté, en France et au Yémen, pourtant c’est lui indéniablement qui a porté témoignage. C’est lui que j’ai construit comme interlocuteur dans ma première étude, vers lui que je suis retourné les années suivantes, avec lui que j’ai partagé mes analyses jour après jour. Si j’ai été contraint de lui tourner le dos pour lancer cette thèse, c’est son regard qui m’a finalement rattrapé. Ziad alors n’était plus rien dans sa société : par son échec professionnel, son impuissance sexuelle, et enfin ce geste orienté contre sa famille, il avait perdu tout crédit. Paradoxalement, ma conversion fut le dernier clou du cercueil. Et dans mon propre coeur, la cohérence de cette personne n’a pas survécu.
Si un lien subsiste, il est intellectuel. Tout ce que je pense, je suis intimement persuadé qu’il le comprend, qu’il l’a déjà pensé lui-même. Nous restons liés par un lien quasi-télépathique, que sa famille connaît bien, dont elle a souvent fait l’expérience. Ziad est une sorte de double de moi-même, un jumeau écrasé dans la matrice : il fallait qu’un seul survive, il valait mieux que ce soit celui avec le passeport européen. Retour à la case départ donc. Et mon étude n’a rien empêché.
⇒ Quand je parle injustice de l’Islam postcolonial, je parle d’abord en mon nom propre.
Antony, le 16 mai 2023