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La condition intellectuelle du musulman (projet de recherche)

Projet de recherche en vue de reprendre ma thèse dans un établissement d’enseignement supérieur marocain. Je récapitule ici mon expérience depuis vingt ans, comme doctorant puis comme chercheur indépendant, sur des bases inédites centrées sur la notion de condition intellectuelle.

La condition intellectuelle spécifique du musulman.
Une alternative batesonienne* à l’anthropologie de l’islam*

L’échec d’une thèse…

Lorsque je me convertis à l’islam, au début de ma troisième année de thèse (septembre 2007), je suis « sur les rails » pour devenir anthropologue : j’ai une bourse de thèse, une directrice de thèse sérieuse, un rattachement à un laboratoire et une charge d’enseignement à l’université d’Aix-Marseille ; j’ai fait la preuve de ma capacité à construire des projets de recherches, à élaborer des hypothèses et à les défendre, à rédiger des mémoires. Donc en apparence, rien ne s’oppose à ce que je devienne un anthropologue patenté, c’est-à-dire un travailleur intellectuel situé à l’interface entre des institutions et divers « terrains » ou réalités sociales. Perspective encore validée par le Prix Michel Seurat que j’obtiens au Printemps 2009, sur la base d’un résumé de 11 pages - qui mentionne ma conversion dans une note de bas de page, au titre des circonstances de l’enquête (voir à la page 7 la note n°7, évoquant déjà le recours à la critique batesonienne).
Pourtant je serai contraint, encore quatre années plus tard (2013), d’abandonner l’ensemble de ce travail, et ce en dépit de son actualité brûlante. Je suis peu ou prou le seul chercheur occidental ayant pris spécifiquement pour objet Taez. Or cette ville vient de prendre la tête du Printemps Yéménite, à la surprise générale des observateurs, et s’imposera à nouveau deux ans plus tard comme le nœud de la guerre civile.

…en dialogue avec trois contextes

Outre mon expérience personnelle, ma réflexion sur la condition intellectuelle du musulman s’appuie essentiellement sur trois contextes :

  • 2003-2010 : 24 mois de « terrain » en immersion à Taez, la troisième ville du Yémen, souvent considérée comme la « capitale intellectuelle » du pays du fait de son engouement inégalé pour l’enseignement supérieur ; objet d’une maîtrise, d’un DEA puis d’une thèse d’anthropologie, selon une démarche que j’avais voulue symétrique, c’est-à-dire fondée sur des rapports intellectuels égalitaires.
  • 2009-2013 : revenu en région parisienne durant les quatre dernières années de ma thèse, ma socialisation dans l’association culturelle musulmane d'Antony René Guénon, association des étudiants musulmans d’une résidence universitaire proche de la maison où j’ai grandi.1)
  • 2014-2022 : après l’échec de ma thèse sur le Yémen, installation dans la ville de Sète (près de Montpellier), où je travaillerai essentiellement comme prof de maths. Il n’était pas question d’écrire une nouvelle thèse ou de prendre pour objet le contexte sétois, pour autant je me suis investis dans le monde associatif local en gardant en tête la question de la participation intellectuelle et citoyenne, espérant toujours une réception de mon travail sur Taez, alors ville martyre de la guerre civile yéménite.

Obstacle structurel, foi d’ethnographe

Durant toute cette période - soit sur deux décennies - l’obstacle à la reconnaissance de mon travail au sein de la communauté a toujours été le même : la coloration « homosexuelle » de ma problématique, perceptible implicitement dans l’évocation des questions de genre et du thème de l’homoérotisme*, exprimé dans les premières années de ma thèse (2005-2006) suite au déroulement chaotique de mon tout premier terrain (2003).

J’avais tenu à conserver cette problématique en dépit de ma conversion à l’islam (2007), car les matériaux de ma thèse étaient en fait déjà réunis à ce stade, ma conversion scellant en fait mon retrait du terrain. La problématique de « l’homoérotisme » reflétait les conditions réelles de ces observations, et il me semblait justement intéressant de le prendre en compte dans l’analyse. En lien avec ma conversion à l’islam, je voulais justement dire autre chose de cette inquiétude homosexuelle, inhérente à la position d’observateur dans une perspective sociologique, plutôt que la projeter sur la réalité étudiée, par une rhétorique de « l’urgence sociale ».

Cette démarche était certes originale, mais elle restait totalement dans l’esprit de la réflexivité* d’enquête, qui distingue rigoureusement l’observation in situ et l’analyse a posteriori. En ethnographie*, l’observation est d’autant plus fructueuse qu’elle est engagée, l’analyse d’autant plus efficace qu’elle prend du recul sur cet engagement, et qu’elle prend en compte les conditions de l’observation, en vue d’un traitement des matériaux le plus rigoureux possible. À titre personnel, cet effort réflexif était indissociable de ma foi : à travers ma thèse, j’étais persuadé d’accéder dans le « monde d’après » à des relations enfin égalitaires, émancipées de cette problématique.

Je suggérais ainsi que l’urgence présumée des situations sociales, résidait en fait d’abord dans la déstabilisation de l’observateur, qui dans certaines circonstances pouvait elle-même avoir des effets performatifs (en l’occurrence la folie de Ziad, mon principal interlocuteur).
Dans les bouleversements politiques survenus les années suivantes, cette intuition trouva une confirmation éclatante. En effet, le mouvement du Printemps Yéménite surprit le monde par son pacifisme et sa force tranquille : rappelons-nous qu’en 2012, le Président Obama préconisait un « scénario à la yéménite » pour sortir du conflit syrien… Pourtant à la longue les atermoiements de la tutelle internationale, avec sa rhétorique permanente du « risque de guerre civile », finit par exciter l’impatience de toutes les parties, qui se concrétisa finalement dans une guerre civile réelle, de manière performative.
De toute cette séquence historique, je fus le spectateur impuissant, n’ayant pas su faire aboutir ma thèse…

L’impossible signature de l’ethnographe converti

De cet échec, j’aimerais faire admettre qu’il n’est pas réductible à telle ou telle circonstance personnelle spécifique, mais qu’il découle au contraire d’un obstacle structurel, d’ordre épistémologique*.

Encore une fois au moment de ma conversion, j’étais sur les rails pour devenir anthropologue, installé dans une « signature » de chercheur relativement conventionnelle. Mais au fil de mon travail, après cette conversion, je devins de plus en plus lucide sur les conditions réelles de mes observations, et sur la portée réelle de mes analyses. Une mutation parfaitement décrite par Gregory Bateson, dans des termes très généraux :

« Quand je regarde le monde du point de vue de l'épistémologie que je viens de décrire (…) le mot “objectif” tombe tout doucement en désuétude et, en même temps, le mot “subjectif”, qui habituellement vous confine à l'intérieur de votre peau, s'évanouit également. (…) Le monde n'est plus “là, dehors” comme il semblait l'être auparavant. Sans en être pleinement conscient, sans y penser tout le temps, je sais quand même toujours que les images (…) sont “miennes” et que j'en suis responsable d'une manière assez particulière. » (citation n°8)

Au fil des mois et des années, mes analyses devenaient de plus en plus précises, mais en même temps de plus en plus « déconstructivistes », ce qui faisait mécaniquement monter les enchères avec mes interlocuteurs académiques : de plus en plus, mes analyses semblaient appelées à devenir incontournables, mais à condition qu’elles aboutissent un jour, ce dont on doutait aussi de plus en plus… Progressivement, je fis l’expérience d’une certaine défiance du monde académique, nullement compensée en interne par la solidarité intellectuelle de la Communauté.

Encore une fois, il ne s’agit pas de rejeter mon échec sur telle ou telle circonstances - de jeter la pierre aux Taezis, aux étudiants d’Antony, ou aux jeunes Sétois d’origine marocaine. Il s’agit plutôt de prendre au sérieux l’hypothèse de contraintes structurelles, inhérentes à la condition intellectuelle du musulman. C’est pourquoi ces dernières années, j’ai tenté de faire toute la lumière sur l’incident d’origine, les conditions de mon premier passage à l’écriture en octobre 2003. Car déjà à ce stade, il ne s’agissait pas d’un accident d’ordre personnel.

Il s’agit aussi d’établir un contre-modèle par rapport à l’idéal de réussite « à tout prix », célébré dans certains milieux se réclamant du réformisme musulman : un enthousiasme militant qui légitime une forme d’entrisme institutionnel, voire d’opportunisme revendiqué vis-à-vis des institutions, au nom de la foi musulmane. Cette approche a fait beaucoup de mal à la Communauté ces dernières années, dans les transitions politiques arabes aussi bien que dans le contexte français.

Et si cette « inquiétude homosexuelle » - ou « homoérotique », comme il m’est arrivé de la nommer - était en fait le symptôme d’une condition intellectuelle très générale ?

L’ombre de l’histoire longue

J’avancerais volontiers l’idée suivante. Être musulman, évoluant dans un univers intellectuel dominé par les sciences européennes, c’est entretenir un rapport nécessairement différent aux outils : un rapport inquiet de la structure qui relie*. Le musulman doit être encombré par un « reste », une structuration de l’histoire longue qui fait nécessairement irruption dans son quotidien, car elle est indissociable de sa foi.
Je m’explique.
Depuis l’origine, mon travail s’est installé dans une dialectique entre ethnographie et anthropologie historique - sous le double parrainage intellectuel de Florence Weber et de Jocelyne Dakhlia - soit entre les configurations de l’interaction et celles de l’histoire des idées.

Par tâtonnements2), j’ai peu à peu établi une correspondance entre :

  • la socialisation de l’observateur occidental à l’époque contemporaine (théorème de l’enchantement ethnographique) ;
  • la place paradoxale de l’Islam dans l’histoire des idées européennes, un rôle de métacontexte* (matrice monothéiste).

⇒ Pour être un intellectuel accompli, le musulman doit rester à l’écoute de cette matrice historique : une articulation de longue distance, reliant les situations que le musulman vit, à la Révélation qui organise sa foi. Le musulman ne doit pas rester sourd à ces signes, l’histoire humaine mise en mouvement par les outils qu’il manipule, car ces interférences sont le miracle de l’islam. S’il ne les accueille pas en tant que signe, il restera nécessairement prisonnier de cet impensé. Et on peut s’attendre à ce qu’il génère en lui un complexe, prenant la forme de ses peurs intimes.

La responsabilité intellectuelle de la Communauté

Pour finir, j’aimerais insister sur le fait que le développement intellectuel relève d’une responsabilité collective de la communauté (fard kifâya). Car bien évidemment, cette expérience d’intellectuel accompli ne peut se développer entre diplômés qui refoulent cette responsabilité, restant otages des institutions non-musulmanes qui les ont formés. Elle ne peut pas plus se développer chez des croyants ordinaires, qui se détournent en bloc de l’histoire et des enjeux sociaux contemporains. Elle ne peut se développer qu’au sein d’institutions musulmanes, conscientes de leurs responsabilités : conscientes des complexités du monde dans sa profondeur historique, et d’autant plus aux prises avec la Révélation.

La démission intellectuelle des personnalités et institutions musulmanes a pour conséquence de nous condamner tous à mener une existence clivée : entre une vie professionnelle, soumise par fatalisme aux institutions, et une vie de croyant, fondée sur la fétichisation culturaliste de la « communauté ». Elle produit en outre des injustices comme celle-là, à l’égard de mes interlocuteurs et moi. Car je n’ai fait que rechercher l’islam, à travers les outils qui étaient les miens, et ils n’ont fait que recevoir cette démarche, contraints et forcés, dans le pays qui était le leur.

1)
Communauté qui venait par ailleurs d'être confrontée à la fermeture administrative de leur salle de prière, qui existait depuis près de trente ans - voir l’arrêt du Conseil d’État ayant fait depuis jurisprudence.
2)
Dans un livre paru en 2005, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Jocelyne Dakhlia proposait déjà une articulation entre la scène politique arabe contemporaine et l’histoire de longue durée. Ce livre a été le point de départ de ma relecture de mon premier séjour.
fr/atelier/islam/these/condition_intellectuelle.txt · Dernière modification : 2023/05/10 05:24 de mansour

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