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La sociologie est un monothéisme

Autres pièces du chantier :
Teaser - Fatiha - Homologies - Gaza - Auto-analyse

4-5 septembre 2024

Considérons la sociologie comme une secte monothéiste, une version dégradée du monothéisme originel (nul besoin de préciser lequel).
Comme toujours dans l’histoire monothéiste, trois postures sont alors possibles :

Remarque : Ces trois positions sont celles respectivement du christianisme, du judaïsme et de l’islam - mais seulement du point de vue de l’islam, qui se réfère au schisme originel associé à Jésus. L’islam demande aux musulmans de composer avec les juifs et les chrétiens « de la meilleure des façons » (16:125, 29:46), sans adhérer à leurs écritures (le Coran abroge les écritures bibliques antérieures). Il stigmatise leurs postures respectives dans le fameux verset (1:7), qui clôt l’Ouverture du Coran :

[6] Guide-nous dans la Voie droite ; [7] la voie de ceux que Tu as comblés de bienfaits, non celle de ceux qui ont mérité Ta colère [=adhésion consciente] ni celle des égarés! [=adhésion aveugle]

Pour autant cette exégèse n’est qu’une interprétation possible : ce verset pointe une configuration épistémique* plus générale, potentiellement applicable à toute tentative de refondation sectaire dans l’aire culturelle monothéiste - par exemple les courants successifs du protestantisme (d’où la régression fractale au centre de mon schéma). Chaque fois que la proposition sectaire repose sur une version simplifiée ou vulgaire du dogme original - phénomène récurrent dans l’histoire monothéiste, au moins depuis l’invention du christianisme - les trois options évoquées sont possibles, et le dilemme se pose nécessairement.

Dossier “Matrice monothéiste”
Ni celle des égarés, ni celle de ceux qui ont mérité ta colère…
Fatiha 1:7, verset matriciel (reprise historique).

La position épistémique du judaïsme

Dans l’histoire intellectuelle de l’Europe, le rôle du judaïsme est bien celui d’une adhésion consciente, accompagnant la différenciation progressive de la chrétienté latine du sein d’un ensemble monothéiste médiéval dominé par l’Islam*. S’il existe un « antisémitisme musulman », il est lié à la conscience historique de cette phase précoce (voir l'ouvrage collectif dirigé par Sylvie Anne Goldberg). Bien entendu dans les stades ultérieurs, les rôles se complexifient.

Ce que les musulmans diplômés* essaient aujourd’hui de faire, dans le rapport à l’institution sociologique, relève souvent de l’adhésion consciente : peser de l’intérieur sur l’institution, tout en maintenant le contact avec leurs écritures bibliques (le Coran en l’occurrence), mais sans jamais articuler l’un et l’autre - sans jamais prendre conscience de l’avantage systémique que leur procure cet ancrage, dans une institution amnésique de sa propre filiation monothéiste, et sans jamais formuler la responsabilité associée. D’où l’alignement sur les règles du jeu intersectionnelles*, dans l’écrasante majorité des contributions musulmanes critiques, qui électrise le débat public actuel.

Il y a urgence à développer une critique réflexive* des contributions musulmanes à l’intellectualité collective, qui soit explicitement articulée aux ressources propres de la foi. À mon avis, la réflexion gagnera à prendre appui sur ce paradoxe stimulant : les musulmans diplômés se comportent comme des juifs - au sens où ils adoptent la position épistémique qui a été celle du judaïsme dans l’histoire précoce de l’Occident. Et ce paradoxe verrouille les débats actuels : sur Gaza évidemment, mais en fait le quiproquo est structurel depuis la césure de 2011, il y a presque une quinzaine d’années.

Voir également 2:85 “Croyez-vous donc en une partie du Livre?
(Ovamir Anjum compare les musulmans contemporains aux juifs de Médine).

Remarques

Je tâtonne vers ce diagnostique depuis de nombreuses années, mais pendant longtemps il s’énonçait pour moi indépendamment des coordonnées du monothéisme. J’aimerais le systématiser ici sous forme de ce petit modèle, qui relèvera moins des sciences sociales que des sciences religieuses. Face à un dogme quel qu’il soit, à prétention monothéiste, qu’est-ce qu’une adhésion aveugle, qu’est-ce qu’une adhésion consciente ? Et qu’est-ce que cette composition sans adhésion, qu’il nous revient de développer en tant que musulmans diplômés ?

Ce petit modèle vient de loin, on pourra le constater en consultant mon code couleur. Il vient d’une réflexion ancienne sur le piège épistémique du dualisme corps/esprit, ainsi que la possibilité d’une troisième voie, peut-être ce que Bateson appelle écologie mentale*.
Composer avec les sciences sociales sans pour autant y adhérer, qu’est-ce que cela veut dire ? Tout mon site parle de ça en fait : c'est l'histoire d'un jeune étudiant en physique, après le 11 septembre, qui décide de se reconvertir aux sciences sociales…

Social, sociologie

Par commodité, j’utilise « sociologie » comme un synonyme de « sciences sociales », et « sociologique » comme synonyme de l’anglais social-scientific. La sociologie* m’importe peu en tant que discipline étroite, donc j’utilise le mot comme synonyme de la science du Social*, c’est-à-dire les sciences sociales interdisciplinaires. Je parle ici des sciences sociales auxquelles j’ai été formé au Laboratoire de Sciences Sociales, avec leur quête d’unité théorique, la transversalité de leurs méthodes. « Une généralisation, à l'échelle universelle (totalité de l'histoire humaine depuis la préhistoire et sur l'ensemble de la planète), des principes mêmes de la description ethnographique » (Florence Weber à propos de Norbert Elias).
Par ailleurs, je ne me satisfais pas d’une situation où la scientificité des sciences sociales ne fait plus vraiment débat. La science sociale actuelle a cette tendance à l’auto-célébration dans l’entre-soi de ses « résultats », associée au vertige de sa propre cumulativité, qui dissimule en fait une perspective toujours plus étroite, souvent peu outillée intellectuellement (le mot d’ordre « intersectionnel »* me semble paradigmatique. La gauche semble avoir oublié que le Social* n’était à l’origine qu’une hypothèse scientifique, et que seule cette dimension scientifique est gage d’émancipation. Je tente ici de poser un diagnostique sur cette conjoncture épistémique*, sur son enracinement dans le rapport de la sociologie au monothéisme, et plus généralement dans la sociohistoire* profonde de nos institutions.

Homologies dans la matrice monothéiste.

Demi-évidences

Que la science du Social est un monothéisme, cela relève de l’évidence pour l’anthropologie*, dans une certaine mesure aussi pour l’histoire. Mais les choses les plus évidentes, souvent, ne sont rappelées que par ceux qui ont intérêt à les mentionner. L’anthropologie exotique le dit, celle des sociétés non-européennes et non-orientales, mais parce qu’elle prétend précisément s’extraire de ce biais monothéïste, et ne pas en être. Concernant l’histoire, c’est une évidence surtout pour les médiévistes, les autres étant sous le coup de l’illusion humaniste*, qui surestime systématiquement les filiations de l’antiquité gréco-latine. Or en général les médiévistes sont soit chrétiens, soit complexés dans leur rapport au christianisme, eut égard à leurs engagements progressistes.
Bref, c’est une demi-évidence à chaque fois, et leur empilement ne fait pas une évidence complète - ce qui permet à tous les autres de continuer à se croire au-dessus de la mêlée : les sociologues, les politistes, les universitaires, l’ensemble de l’institution humaniste globalisée… Et les musulmans diplômés, qui contribuent à tous les niveaux de cette grande institution, ne semblent pas pressés d’apporter cette clarification…

Gaza comme “frange sombre”

(La dimension française)

L’appartenance de la sociologie au monothéisme a toujours été un implicite de mon travail - comme je crois dans une bonne partie des sciences sociales françaises. Je me suis converti aux sciences sociales après les attentats de septembre 2001, et je suis parti à Taez dans le contexte de l’opposition à la guerre sainte de Georges W. Bush en Irak, à l’ère Dominique de Villepin. J’emportais la démarche des sciences sociales dans l’esprit du témoignage laïque, et ce bagage entretenait à l’évidence un rapport de parenté avec l’islam d’une part, d’autre part avec la croisade occidentaliste - ce qui était censé me permettre de me positionner…
Ma conversion à l’islam par la suite (au moment du retrait) n’a pas entamé ma volonté de faire des sciences sociales, mais m’a placé sous surveillance constante, sensible à l’extrême ambiguité de cette situation. L’islam et ma foi d’ethnographe multisite* se renouvelaient constamment l’un l’autre, mais il fallait les maintenir toujours dissociés, ou mon jihad perdait tout intérêt : maintenir l’espace d’une feuille de papier à cigarette…
Dans ces circonstances, j’ai pu constater le caractère indéfiniment extensible de l’intelligibilité sociologique, c’est-à-dire de l’intelligence laïque, potentiellement. Et je reste travaillé par cette tension jusqu’à présent.

Auto-analyse matricielle.

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