Table des matières

Les voyages de Ziad

(Page de Ziad pour la section Explorer)
Ajout 2023 : La centralité de Jésus

La “conférence d'astrophysique” de Ziad (Samir Isma'il, janvier 2021).
Voir également l'interview sur Watani FM (un expert comptable confronté à la corruption)

Explorer : une contre-encyclopédie

[Sète, 28 janvier 2022, peu après l'ouverture de ce wiki]

La partie précédente (années 2000) visait à comprendre notre histoire en l'inscrivant dans le monde.
Celle-ci (années 2010) vise à explorer le monde à partir de notre histoire.
Mansour se trouvait alors dégagé de ses obligations académiques - la nécessité d'écrire une thèse, de s'inscrire dans les courants et les modes universitaires, afin “d'exister” dans le monde des disciplines littéraires (alors qu'il était scientifique de formation à l'origine). Dès lors, Mansour a pu constituer la culture classique qui lui avait toujours manqué, une culture d'honnête homme.
Il ne s'agit pas de parler de tout, partout, dans un nouveau projet encyclopédique, mais plutôt de restituer des carnets de voyages :

  • présenter les contrées que nous avons visité intellectuellement ;
  • donner quelques liens pour les découvrir ;
  • expliquer brièvement ce que nous y avons vu, comment cette contrée résonne avec notre histoire particulière.

Évidemment Ziad, dans cette même période des années 2010, a beaucoup moins “voyagé” - du moins selon le “référentiel” encyclopédique. Mais Ziad aussi, dans cette période, s'est soudain trouvé “libéré”.
D'abord au sens propre : de 2007 à 2010, Ziad avait passé une bonne partie de son temps à la prison centrale. Et cet enfermement n'était rien, comparé au poids que l'enquête faisait peser sur ses épaules depuis 2003, lorsqu'il se trouvait dans son quartier d'origine.
Mais à partir de l'automne 2010 (septième “terrain”), il était acté entre nous que Mansour ne reviendrait plus, ou du moins plus dans les mêmes conditions (Mansour aurait “soutenu sa thèse”…).
Et dès l'année suivante, c'est le Régime lui-même qui s'effondrait soudainement.
Donc Ziad se trouvait libéré doublement : en tant que sujet du régime yéménite et en tant que sujet des sciences sociales. Libéré d'un régime dont il avait compris la nature “duale”*, et bien conscient du trésor que cet apprentissage constituait en lui-même.

Bien sûr, Ziad a vécu cette décennie dans des conditions matérielles très difficiles. Mais il y avait été préparé la décennie précédente, tandis que ses compatriotes, du fait de l'effondrement économique puis de la guerre, n'allaient pas tarder à être éprouvés également.
« Avec la difficulté vient l'aisance. Avec la difficulté vient l'aisance. » (Coran 94:5-6)
Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que Ziad s'est soudain trouvé dépositaire d'une grande aisance intellectuelle, face à un champ d'exploration presque infini. Du point de vue de l'apprentissage, Ziad ne peut qu'avoir énormément voyagé. Simplement dans un autre espace, qu'on peut sans doute qualifier de “spirituel” (quoi que cette distinction méritera d'être précisée).
Un espace dont nous (lecteurs de ces lignes en français) n'avons à peine conscience, et auquel Mansour lui-même (l'auteur de ces lignes) n'a accès que très partiellement (à partir de son vécu des années 2000, dans un pays en paix).
Tout au plus pouvons-nous cheminer, à sa rencontre, dans la matrice monothéïste de nos savoirs encyclopédiques. Car cet autre espace ne nous est pas moins utile, pour relever les défis de notre temps.

Centralité de Jésus

[Antony, 7 juin 2023]

- « Toi le Français, qui es-tu donc auprès de Ziad ? Sache-le et tu connaîtras ta vie. »
- « Mais je parle de Ziad chaque jour ! Tout le monde me considère fou de Ziad, et tu me dis que je ne suis rien… »
- « Tu fais le bien de ton propre point de vue, mais ton propre point de vue ne te donne pas la vie. »

(Discussion Whatsapp, le 21 février 2023.)

La première fois, c'était en septembre 2012. Assis dans le jardin de ma grand-mère, je parle au téléphone avec Ziad, pour la première fois depuis la Révolution. J'aimerais qu'il intervienne dans les rapports que j'entretiens à distance avec sa propre famille, mais Ziad est ailleurs. Persuadé d'avoir des pouvoirs surnaturels, il me parle de ma sœur et de l'ange Gabriel : Ziad a le pouvoir d'enfanter Dieu. Il n'est simplement pas concerné par mes rapports avec sa famille, en fait avec la communauté musulmane en général. Je finis par raccrocher.

Toutes les années suivantes, Ziad et moi interagissons à peine. Je préfère garder l'espoir de m'entendre avec son frère Yazid (qui finit par se réconcilier avec moi un an plus tard), avec les musulmans en général. Le Ziad que je veux retenir, c'est celui dont j'essaie de leur parler : celui qui a su porter témoignage par sa participation à l'enquête - mais cette histoire ne passera jamais.

Une tentative de lui parler au téléphone à l'été 2018 (après ma reprise d'écriture), lui vaut de passer cinq mois dans les geôles houthies.
Incroyable indécence de ma démarche : imagine-t-on un sociologue recontacter après plusieurs années son enquêté, en pleine zone de guerre : « J'ai écrit ce papier, veux-tu jeter un œil?… ». Mais c'est bien la logique de cette situation : je subis moi-même cette guerre du fait de ma conversion, et je n'ai jamais cessé d'être en rapports avec sa famille. Je suis musulman pour rester dans cette histoire, ou je suis dans cette histoire afin de rester musulman. Ziad, lui, a besoin de Jésus.

Profil de Ziad en décembre 2022 Sa prédication s'est faite plus virulente ces derniers mois. Peut-être en lien avec mes péripéties (tentative d'expatriation en Arabie, qu'il n'approuvait pas du tout…), ou avec l'évolution du contexte géopolitique. Le décentrement du monde, Ziad le constate autour de lui, dans les représentations de ses compatriotes. Il voit qu'un ordre alternatif émerge, prétend s'organiser autour de Poutine, de l'Iran et de la Chine, et il voit les Arabes prêts à franchir le Rubicon (il m'en parlait bien avant la surprise de la réconciliation Saoudo-Iranienne, le 10 mars dernier). Ziad est persuadé qu'à terme, la déroute des insurgés sera totale, et cela l'excite beaucoup. Plus que jamais, il croit au pouvoir surnaturel de Jésus.

Et moi, que puis-je faire de cela?

La bonté du Père

Le choc de l’été 1999 me revient en mémoire ces jours-ci : quand j’ai posé la méthode d’arabe, me suis retourné vers mon père, qui venait de fermer les yeux. La bonté du père. Bonté indicible et tragique : pour l’apercevoir, il a fallu qu’il s’éclipse de ce monde. Césure radicale dans ma vie, qu’aucun catéchisme ne saura jamais capturer, excédant tout ce qu’il m’a été donné de vivre et de connaître jusque là.

Longtemps ce regard m’a hanté, flottant toujours derrière mon épaule, malgré les séances chez le psy. J’en parle d’ailleurs à Ziad quatre ans plus tard, lors d’une de nos premières discussions (Sanaa, août 2003), et sa réponse figure dans mes carnets : « Ah oui ? Nous c’est Dieu qu’on sent au-dessus de nos têtes… » En juin 2004, révélation de mon « homosexualité » : je note que le regard a disparu. Puis vient l’effet boomerang, le jour de l’incendie (19 août 2007), un coup de massue. Culpabilité et bonheur, que le monde me réponde ainsi. Culpabilité et bonheur : dorénavant il faudra vivre avec à chaque instant. Seul chemin concevable, la conversion à l’islam aura cet effet paradoxal de me ramener chez moi. Je laisse derrière moi un souvenir de mon père, accroché aux cimes du Djebel Sabir, où je me suis souvent promené avec lui.

Cime du Djébel Sabir Villages du Djébel Sabir (3000m.), surplombant Taez (1400m.).

Le deuil, réglé, n’a jamais refait surface. D’où l’injustice ressentie les années suivantes, quand mes interlocuteurs académiques prétendaient me renvoyer chez le psy.

Mais ce regard, qui m’obsédait entre 1999 et 2004, je crois en fait qu’il n’était pas celui de mon père. Avec le recul de la quarantaine, je l’associe plutôt à un vieil homme, le père de ma mère, qui pourtant vivait encore dans cette période. Un Professeur Tournesol assez austère, que l’âge avait recentré sur ses problèmes intestinaux, et auquel seule redonnait vie la contemplation des problèmes de physique fondamentale. Tout l’inverse du père que je venais de perdre, chercheur accessible et bon enfant1) : pour le comprendre, il aurait fallu avoir son âge, et avoir vécu le XXe siècle avec lui.

Né en 1912 dans une famille catholique de militaires de carrière, il entre en rupture de ban par son choix d’étudier la physique, avec une thèse sous la direction du Professeur (communiste) Frédéric Joliot. En janvier 1944, dans un petit carnet tenu depuis l’adolescence, il rédige cette déclaration d’agnosticisme :

Pages du carnet intime de Julien Martelly

« L’Église Catholique (…) n’entraîne pas mon adhésion à tout le système qu’elle postule comme un bloc sans fissure. (…) Méfiance envers sa morale souvent rétrécissante (vie des monastères) qui ne se justifie qu’en fonction de la vie éternelle. Sans cela c’est un crime de renoncer à toutes les occasions d’enrichissement, d’épanouissement, de découvertes qu’il faut puiser dans la vie sur terre - c’est par toutes ces activités de l’âme que se définit la vie. Les rechercher, c’est donc rechercher la vie. Tout simplement. Et c’est en cela que consiste la morale. La qualité de la vie se mesure à la qualité des actions, des mobiles et des sensations reçues. »

Un agnosticisme dont il n’est jamais sorti, sans avoir pour autant échappé au rétrécissement. Au moment de son décès en 2004, pour mes cousins et moi, ce grand-père représentait une énigme un peu vaine, que nos parents déjà renonçaient à déchiffrer.
La découverte de ce petit carnet, bien des années plus tard (2019), m’a cependant renvoyé comme une évidence à sa filiation. Car pour sa part, mon père n’a absolument rien laissé de ce type d’écriture, auquel je consacre presque chaque jour de ma vie.

Le christianisme de Ziad, auquel je dois finalement l’échec de ma thèse, n’est que l’envers de ma conversion à l’islam. C’est la résistance d’un terrain que je croyais résoudre à trop bon compte, par l’effondrement de la sociologie sur l’islam, et de l’islam sur la sociologie2). Dans la décennie écoulée depuis l’échec de ma thèse, il me semble avoir opéré le voyage inverse, par rapport à celui de mon grand-père. Ou peut-être quelque part sa continuation. En effet, derrière toutes ces complications que j’ai dû affronter depuis quinze ans, je n’ai plus aucun mal à percevoir la figure de Jésus. Ce Jésus divinisé par l'Empire Romain, et omniprésent depuis, chaque tentative de réduction rationaliste venant finalement s’échouer à ses pieds. Ce Christ en gloire, trônant sur tous les paradigmes. Même sur l'hypothèse du Big Bang originel3).

Parmi mes frères en islam, combien ont commis et commettent encore cette erreur fondamentale : croire possible de traiter avec l’Europe*, sans négocier à cette figure commune la place qui lui revient ? Combien croient encore l’escamoter derrière le prophète Mohammed, dans la masse indistincte des prophéties obsolètes, à l’instant-même où ils tendent à l’Occident leur visage? (vidéo ci-dessous). Extraordinaire inertie de ce rêve : qu’islam et modernité puisse converger par dessus la figure de Jésus. Terrible inertie de cet égarement, où continuent de s’engouffrer les musulmans du monde…
Parce que réciproquement, tout notre appareil conceptuel, toutes nos institutions fatiguées, se soûlent encore de tous ces jeunes visages tendus vers elles, plutôt que d’affronter notre déroute démocratique. Parce qu’elles-mêmes ne reconnaissent plus leur prochain, si ce n’est en la figure du migrant rescapé sur leurs côtes, échoué sur les impasses de leurs paradigmes : triste destin de Ziad, finalement très ordinaire… Une course à l’amnésie où l’entreprise anthropologique perd tout son sens, face à laquelle elle ne peut rivaliser.

« Les mentions de Prophète Mohammed dans les versets bibliques », par mon ami Hisham Ashuriji de Hawdh al-Ashraf. Vidéo postée sur Youtube hier (6 juin 2023).

1)
Richard Planel (notice nécrologique).
3)
Cf Frayer vers l’Islam…, dernière partie. J'ai toujours tenu en horreur l'appropriation « poétique » des théories scientifiques, que ce soit par les Humanités ou par le concordisme musulman. Une anthropologie de l'hypothèse du Big Bang : voilà une alternative crédible à la course à l'échalote…