Table des matières

Notice : Joseph et Zulaykha

Version “Zulaykha” en chantier (13-16 février 2022).

« Oh mon Seigneur, la prison m’est plus chère que ce à quoi l’on m’invite.
Et si Tu n’écartes pas de moi leur ruse, je pencherai vers elles et serai du nombre des ignorants. »

Sourate de Joseph (Coran 12:33)1)

Le prophète Yûsuf fuyant Zulaykha (miniature persane de Behzād, 1488).

Une hypothèse occulte

Mon premier terrain au Yémen (23 juillet – 23 octobre 2003) démarre avec un « coup de foudre » (15 août 2003) et se termine par un passage à l’acte sexuel (4 octobre 2003). L’année universitaire suivante se termine par une rupture amoureuse (juin 2004), juste après le dépôt de mon mémoire de maîtrise. Et je me déclare homosexuel deux semaines plus tard, avant de retourner là-bas.
Fin juillet 2004 lorsque je repose le pieds à Taez, le mémoire de maîtrise est déjà sur une étagère, la petite amie est en train de passer à autre chose, ma famille a pris acte de ma nouvelle « orientation sexuelle ». Au Yémen, dans l’esprit de tous mes interlocuteurs potentiels, l’Occident est déjà acté comme lieu du matérialisme et de la dépravation. Plus personne ne se souvient, pas même moi, comment je suis devenu sociologue. Seulement une personne, Ziad, et un quartier, le Hawdh al-Ashraf, auquel je vais consacrer ma recherche les dix années suivantes.

S'il y a une hypothèse occulte derrière toute ma recherche, il ne s'agit pas de l'homosexualité, mais du statut scientifique des sciences sociales :

  • Les sciences sociales sont-elles scientifiques?
  • Si non, peuvent-elles l'être?
  • Et dans ce problème, si crucial sur le plan philosophique et citoyen, quelle est au juste la place de l'islam?

Ces questions ont émergé chez moi dans des circonstances bien précises, indissociables de mon apprentissage de l'arabe, lors de ma première année d'étude en classe préparatoire scientifique2). Les attentats du 11 septembre 2001 ayant décuplé l'importance de ces questions, j'ai ensuite trouvé un relais très fort au Département de Sciences Sociales de l'ENS, institution qui s'est toujours positionnée sur l'unité des sciences sociales et leur scientificité3). Ma compréhension du problème était assez naïve dans les premières années : je supposais qu'une alliance avec un Yéménite bien choisi, à l'esprit scientifique suffisamment marqué, serait assez pour retourner la table… Dès mon premier séjour, j'ai été rattrapé par la complexité du problème, sous une forme que je n'avais pas forcément anticipé. Mais cette épreuve m'a permis de me relever, en réalisant peu à peu l'importance de la question monothéiste, que je ne soupçonnais absolument pas au départ.

Joseph et la femme de Putiphar (thème biblique). Bas relief de Properzia de' Rossi (1520).

La passion de Zulaykha

Joseph a été jeté dans le puits par ses frères, recueilli par une caravane et vendu sur le marché aux esclaves. Devenu un beau jeune homme, il reçoit les avances de la femme de son maître, et malgré son innocence il se retrouve en prison…

Dans la tradition musulmane, la femme de Putiphar est appelée Zulaykha, et la psychologie du personnage prend beaucoup d'épaisseur. D'abord à travers certains passages coraniques, qui ne figurent pas dans le récit biblique :

« Maintenant la vérité s'est manifestée. C'est moi qui ai voulu le séduire. Et c'est lui, vraiment, qui est du nombre des véridiques! (52) Cela afin qu'il sache que je ne l'ai pas trahi en son absence, et qu'en vérité Allah ne guide pas la ruse des traîtres. (53) Je ne m'innocente cependant pas, car l'âme est très incitatrice au mal, à moins que mon Seigneur, par miséricorde, [ne la préserve du péché]. Mon Seigneur est certes Pardonneur et très Miséricordieux ».4)

L'évolution de Zulaykha fait l'objet d'une lecture spirituelle chez certains commentateurs, notamment dans la tradition soufie. Je traduis ici la synthèse du Study Quran5) :

Concernant Zulaykhâ, c'est là que son amour pour Joseph devient pleinement réel. Auparavant, elle l'avait blâmé pour un péché qu'il n'avait pas commis, car son propre désir était plus important que son bien-être à lui (voir au verset 25). Plus tard elle admettait l'innocence de Joseph, mais seulement à un petit groupe de femmes, comme une manière de s'absoudre du mépris de leur regard (voir au verset 32). Certains commentateurs comprennent qu'à ce point de jonction dans l'histoire, son amour pour Joseph est devenu si fort qu'il a surpassé son propre intérêt, de sorte qu'elle dit la vérité le concernant (Maybudî). Le récit indique une progression des degrés de l'amour dans l'âme de Zulaykha, et donc dans son voyage spirituel. Son attraction initiale pour Joseph était purement sensuelle, mais à ce point du récit elle a surmonté son Moi inférieur, et son engouement pour la beauté physique de Joseph s'est maintenant transformé en un amour spirituel où elle est capable de voir la beauté intérieure de Joseph, de même que Potiphar l'avait vue d'emblée au marché des esclaves (commentaire des versets 21 et 22). Ici le catalyseur semble avoir été les vertus intérieures de Joseph, marquées par sa sincérité, qualité que Zulaykhâ reconnaît en le nommant parmi les véridiques.

Déplacements

L'histoire de Zulaykha peut servir de trame à la compréhension de mon cheminement, au prix bien sûr de quelques déplacements.

  • Évidemment Ziad n'est pas un prophète. Je ne l'ai pas acquis au marché aux esclaves, mais dans le cadre d'un régime indissociablement politique (le régime yéménite) et scientifique (le régime des sciences sociales), qui caractérise notre époque postcoloniale tardive, et dont les mécanismes ont conduit à sa “captivité”.
  • Au moment de notre rencontre "coup de foudre" (13-17 août 2003), je suis initialement plutôt dans la position de Potiphar. Bien que je trouve Ziad très beau, je suis surtout fasciné par son intelligence et par le rapport d'émulation qui s'installe très vite entre nous, quasi-surnaturel (je parle très peu arabe à l'époque…).
  • Cette rencontre me plonge ensuite dans une certaine détresse psychologique, notamment quand Ziad tente de m'attirer à Sanaa (18-23 août), à l'écart des milieux expatriés, soit dans une dépendance totale à son égard. C'est bien moi qui ai sauté dans le puits dans cette affaire, mais avec une mission scientifique, pour laquelle j'ai choisi Taez, et je ne peux pas abandonner la ville pour les beaux yeux du premier venu…
  • Rentré à Taez sur un coup de tête (pour m'affirmer instinctivement, mais en croyant vraiment que Ziad descendrait lui-aussi le même jour), j'apprends à me passer de lui et commence à faire mes premiers pas dans son environnement social, au Hawdh al-Ashraf, à partir du 24 août. Je fais la connaissance de son grand frère Nabil, et aussi de certains commerçants du secteur, via mes “anges-gardiens” de l'université (voir l'index des personnes).
  • Lorsque Ziad finit par revenir à Taez (3 septembre), le piège est déjà en place et se referme sur lui. Comme les femmes de la ville avec Zulaykha, l'énigme de nos rapports excite les passions de tout ordre : elles se cristaliseront dans l'intrigue du Za'îm, rapportée dans ma maîtrise. Face à notre alliance insolente, les Yéménites se coupent les doigts pendant plusieurs semaines, mais Ziad est finalement contraint de se retirer dans son village. Je refuse d'y rester avec lui car il ne reste qu'un mois avant mon vol retour, et j'ai une enquête à boucler.
  • À partir du 24 septembre, j'évolue donc seul au Hawdh al-Ashraf. Privé de maître, je me débats dans un théâtre d'ombres. La confusion culmine le 29 septembre avec la pseudo-tentative de viol de Nabil (dont je n'ai pas parlé pendant quinze ans, dans aucun de mes écrits). Je pars à Sanaa le 1er octobre, “pour souffler un peu”.
  • Le 4 octobre 2003, le cousin de Ziad me réveille juste après la prière de l'aube pour me poser une question indiscrète. Après m'être frotté les yeux, je lui prends la main et l'attire vers le salon… J'ai bien conscience à cet instant de franchir une limite, qui sera lourde de conséquences, mais en réalité je n'ai pas d'autre choix. La reconstitution des faits l'établira sans peine (même quinze ans après), comme dans l'affaire du vêtement déchiré…
  • Waddah lui-même réalise les dernières semaines ce qui m'a poussé dans ses bras, à mesure que nous revisitons mes péripéties dans le quartier de son enfance. À l'époque il est parfaitement clair que cela n'a rien à voir avec une question “d'homosexualité”. Mais je dois tout de même rentrer en France, le 23 octobre, pour y rédiger mon mémoire. Au moment de rentrer dans mon propre pays, j'ai l'impression de sauter non pas dans un puits, mais dans un hachoir industriel…
  • Huit mois plus tard, je ne comprends plus rien de toute cette affaire, mais je me convertis instinctivement à “l'homosexualité”. J'affirme ainsi ma sincérité subjective, et je n'ai aucun doute que les Yéménites me tiendront pour un “véridique”.

L'impuissance de Ziad (2006-2007)

Trois en plus tard (2006), l'homosexualité devient explicitement une hypothèse de travail - ou plus exactement “l'homoérotisme”, en lien avec les travaux de Jocelyne Dakhlia - ma nouvelle directrice de recherche depuis 2004. Dans les séminaires et les journées d'étude, j'accumule les prises de paroles sur “l'homoérotisme”, dont chacune est pour moi une performance, une difficile progression sur le fil. Dans le petit milieu académique, je deviens “celui qui travaille sur l'homosexualité au Yémen”. Les sociologues se coupent les mains, avec un certain délice.

Comme je l'ai dit plus haut, la véritable intrigue de notre histoire n'a jamais été l'homosexualité, mais plutôt le statut scientifique des sciences sociales. Pourquoi donc ai-je décidé de m'aventurer sur les questions de genre - terrain encore franchement suicidaire, pour un chercheur en quête de scientificité?

Il y a d'une part la qualité du travail de Jocelyne Dakhlia, qui me fait entrevoir un pan entier de la culture islamique, sous une forme directement transposable aux situations du monde contemporain. Dans son livre l'Empire des Passions. L'arbitraire politique en Islam, elle consacre un long développement à l'histoire de Joseph et de Zulaykha (pp. 77 à 83), mais l'ouvrage est surtout centré sur l'intrigue passionnelle du Calife Haroun et de son ministre Ja'far. Or je reconnais là, sans aucun doute possible, le script de ma relation avec Ziad en 2003.

D'autre part il y a les circonstances, qui ne sont plus du tout les mêmes. Ziad est maintenant en échec professionnel. Pour ma part, je me suis installé entre temps dans mon identité homosexuelle (au cours de l'année 2005). En février 2006 à mon retour pour mon troisième séjour, je serais prêt à tout pour rétablir l'alliance avec Ziad. Le fait qu'il me chasse de sa pièce un mois plus tard est pour moi une humiliation terrible (on pourrait croire que je lui ai fait des avances…). Pour préserver ma crédibilité locale, je suis contraint de m'affirmer contre lui. Sur le carrefour, avec la complicité des commerçants et des rivaux de Ziad, je me lance alors dans mon enquête sur les usages sociaux de la vulgarité.

L'enjeu à ce stade n'est pas de comprendre mon homosexualité ou celle de quiconque, mais de comprendre l'enlisement de mon enquête. La personne que j'identifiais comme la plus douée, la plus forte, une personne invincible, est devenue complètement marginale, voire radicalisée. Au fond de moi, je sens que mon enquête ne s'en relèvera pas. Mon enquête peut-être, mais pas Ziad. C'est en fait de son impuissance sexuelle qu'il est question, dans mon travail sur “l'homoérotisme”. Je ne le sais pas encore officiellement, et je ne peux pas l'exprimer, mais je le sais déjà au fond de moi.

Le 19 août 2007, jour de mon retour à Taez pour un quatrième séjour, je crains confusément que Ziad ne me coupe la tête. C'est l'époque où les décapitations d'Occidentaux se multiplient, en Irak et en Afghanistan. On m'a parlé de sa nouvelle religiosité (il refuse de parler au téléphone)6), et je me sens coupable depuis la mort de son grand-frère Nabil. Je me dis que Ziad pourrait bien faire une victime occidentale pour l'exemple. Au lieu de cela, Ziad met le feu à sa maison. Il se venge ainsi de sa famille qui l'a interné en clinique psychiatrique et traité aux électrochocs, dans l'espoir de soigner son impuissance - parce que lui-seul avait les épaules pour reprendre le poste de son frère. J'apprendrai les semaines suivantes que Ziad souffre réellement d'impuissance sexuelle, et que son mariage l'année précédente n'a jamais été consommé.

C'est dans ces circonstances que je suis devenu musulman, sans rien demander à personne - ni à la société yéménite, ni à l'anthropologie, mais en leur adressant à tous deux simultanément, en mon for intérieur, la phrase de Joseph : « Tu les informeras sûrement de cette affaire sans qu'ils s'en rendent compte. » (Coran 12:15). Bien entendu, je n'avais à l'époque aucune idée des évolutions historiques qui le permettraient, que ce soit en France ou au Yémen. Mais j'étais en troisième année de thèse, il fallait mettre un terme à ce terrain, d'une manière qui n'annule pas les positions que j'y avais prises. Ayant toujours tendu vers une approche systémique, je plaçais comme témoin entre eux et moi le Social - ou Allah selon la sensibilité de chacun - abattant là ma dernière carte de chercheur laïque.

Le jugement social (2008…)

Les années suivantes, on m'a souvent reproché de ne pas écrire un roman, d'écrire au moins quelque chose qu'on aurait pu appeler “thèse d'anthropologie”. Implicitement, on me reprochait de faire de la rétention d'information, en lien avec une fierté mal placée, voire une “radicalisation”. « Bon, tu veux la dire cette histoire, oui ou non? », s'exaspéraient certains collègues, qui me considéraient dès lors comme “ingérable”. C'était quelque chose de pathologique et il fallait que je me soigne, d'une manière ou d'une autre, que je cesse de squatter le milieu académique avec cette histoire sans queue ni tête.
Moi au contraire, je pense que ma pudeur était très bien placée, que c'est elle qui m'a mené à bon port. En recentrant ma thèse dès 2006 sur la dimension « genrée » de la sociabilité masculine, je montrais bien qu'il s'était passé quelque chose, que j'étais disposé à assumer - mais pas dans n'importe quelles conditions. Je n'ai pas écrit un roman parce que l'enjeu était de retrouver notre virilité, de rendre sa dignité à Ziad et à moi-même, et que seul le terrain scientifique pouvait remplir cette promesse.

Ce qui frappe avec le recul, c'est le caractère absolument symétrique des reproches adressés à Ziad et à moi par nos sociétés respectives. Aujourd'hui, les Yéménites veulent faire de Ziad une légende, une victime de la corruption (voir les vidéos de 2021). À l'époque lorsqu'il démissionnait, la société locale le jugeait durement pour sa prétention : « Pour qui se prend-il? ». Bien sûr la société française ne m'a jamais interné en clinique et traité aux électrochocs. On me donne le RSA et on me laisse m'exprimer librement sur internet : on me laisse me croire encore sur la scène du monde académique, grâce à wikipédia, aux éditions scientifiques open-access etc.. On me laisse décortiquer cette histoire encore et encore, de manière absolument rationnelle et laïque, et on laisse Ziad déambuler là-bas en se prenant pour Jésus. Pourquoi les sciences sociales ne jouent-elles pas leur rôle de passerelle? C'est en effet la vraie question.

L'ère post-coloniale tardive

Conclusion pour répondre à la question qui précède.
Premier jet au 16 février. Je vais hiérarchiser peu à peu…

L'emprise des trames narratives

En racontant notre histoire sur la trame de l'histoire biblique, j'ai évoqué à deux reprises des gens qui se coupent les mains :

  1. La société yéménite sous régime moderniste, en présence d'un hôte occidental idéalisé.
  2. L'arène académique sous régime post-colonial, en présence d'une rencontre ethnographique équivoque.

Deux situations d'emballement parallèles, dont la coexistence me semble caractériser l'époque post-coloniale tardive.

Dit autrement, notre époque veut absolument marier Joseph à Zulaykha. Dans l'arène des sciences sociales d'une part, d'autre part dans la sphère publique arabe, on n'en finit pas de célébrer leurs noces en parallèle. Et bien entendu, les mariés sont des acteurs qui se prêtent au jeu. Plus on célèbre le mariage de Joseph et de Zulaykha, plus les sciences sociales s'enferment dans un monde propre étriqué, et plus les républiques arabes trahissent leur promesse d'intégration à la modernité. Plus on célèbre le mariage de Joseph et de Zulaykha, plus les tribus d'Isaac sont reléguées dans le désert, aux confins du pensable.

Remarque : cette configuration recouvre bien d'autres situations, notamment pour la société française :

  1. l'ambivalence des minorités musulmanes face aux convertis issus de la population majoritaire ;
  2. les contradictions du travail social face au tabou de la mixité religieuse.

Il me semble bien illusoire de prétendre remédier à ces maux, sans identifier au préalable les trames narratives qui nous y ont plongé.

L'ânerie culturaliste

Squelettes de mammifères marins à la Grande Galerie de l'Evolution (Paris). Baleine et cachalot sont tous deux classés parmi les cétacés, mais le cachalot est carnivore tandis que la baleine se nourrit de plancton. L'un a de vraies dents, l'autre a des fanons qui filtrent l'eau.

Dans ces trames narratives communes à l'aire culturelle monothéiste, l'Histoire a fait subir des déplacements : Yûsuf et Zuleikha ne sont pas exactement Joseph et la femme de Potiphar.

Pour autant on ne peut pas parler de différence culturelle - comme on le ferait par exemple en comparant Bouddha et Jésus. On peut repérer des analogies entre les figures héroïques de différentes cultures, mais ici il s'agit d'homologies. Comme à la Grande Galerie de l'Evolution, quand on observe un squelette de baleine et un squelette de cachalot : tous les éléments sont là, juste disposés un peu différemment. En fait plus on observe, plus on découvre que ce sont rigoureusement les mêmes histoires. Et c'est toujours une affaire très complexe, lorsqu'on se retrouve avec un squelette sous la main, de l'assigner à telle ou telle sous-espèce.

Le code couleur de mon site ces dernières années, par sa souplesse-même et son imprécision, sert précisément à ne pas trop formuler d'âneries.

Avancer par exemple que les musulmans sont carnivores et les chrétiens sont herbivores, ou même l'inverse, c'est avoir la certitude de dire des âneries. Pour autant cette certitude a des avantages, elle peut-être très confortable intellectuellement.

Mais mettez l'universitaire face à un âne en chair et en os - ou même face à un poème - et il restera stupide. Mettez-le face à l'histoire de Ziad et Mansour, il restera muet. Il épiera de loin, attendant quelque chose manifestement… Quoi au juste? Une ânerie à citer!

Ceci parce que les âneries sont traitables, alors que les ânes et les poèmes ne le sont pas, ou pas aussi facilement. Disposer d'un arbre phylogénétique des âneries, ne vous donne pas le moindre commencement d'histoire naturelle, la moindre amorce de compréhension du monde. Et comme s'exaspérait déjà Gregory Bateson dans les années 1970 :

« Le soi-disant spécialiste en sciences du comportement, qui ignore tout de la structure fondamentale de la science et de 3000 ans de réflexion philosophique et humaniste sur l'homme — qui ne peut définir, par exemple, ni ce qu'est l'entropie ni ce qu'est un sacrement — ferait mieux de se tenir tranquille, au lieu d'ajouter sa contribution à la jungle actuelle des hypothèses bâclées. » (citation n° 4).

Interférences et damnation

Notre histoire intellectuelle semble avoir été vouée à dévaler cette pente, depuis la fondation des universités il y a presque mille ans. L'emprise actuelle des technologies cybernétiques réalise l'utopie - typiquement occidentale - d'une indexation totale et systématique du monde. Pourtant certaines histoires résistent, et on ne peut comprendre pourquoi sans se référer à la trame culturelle monothéiste.

Le phénomène d'interférence des ondes (au programme de Terminale scientifique).

Repérer l'homologie des histoires monothéistes, c'est se donner les moyens de comprendre leurs interférences, tantôt constructives et tantôt destructives, et de ne plus les subir ; de convertir les franges sombres en franges brillantes, les opposition de phase en dynamiques constructives.

Mais ces phénomènes subtils ne résistent pas à la vulgarité intellectuelle. Joseph et Zulaykha n'ont pas vocation à s'épouser pour des raisons réelles, tout à fait sérieuses. Il faut que Joseph passe par la prison, il faut que Zulaykha patiente, s'humilie, finalement se repente. Ces histoires de notre patrimoine monothéiste nous parlent de la vie réelle, avec ses contraintes. A force de les labourer par le culturalisme et les études de genre, on finit par confondre l'essentiel et l'accessoire : oublier la colonne vertébrale du récit, éparpiller les vertèbres, perdre toute cohérence organique.

Pour redécouvrir cette trame monothéiste, en fait il suffit toujours de se baisser, d'observer patiemment, avec méthode. Face aux défis actuels, du monde occidental en particulier, c'est notre seule ressource. Ou si ce n'est la seule ressource, c'est en tous cas la plus puissante : je le dis comme anthropologue systémicien, dans une absolue neutralité laïque.

N'en déplaise à ceux qui, de l'intérieur des urbanités occidentales, se prétendent en communication directe avec l'hindouisme ou tels chamans amérindiens… Bien sûr tous les voyages sont utiles, les traductions appliquées et les apprentissages sérieux, dès lors qu'ils s'enracinent dans une structure qui relie, le maillage d'une tradition identifiée. Mais croire qu'on relèvera le défi du changement climatique avec des pièges à rêves, cela relève d'une escroquerie intellectuelle hégémonique, co-produite par la société du spectacle et le lobby des anthropologues.

Quant à ceux qui prônent aujourd'hui le « dialogue inter-religieux », s'ils le pratiquent comme un vulgaire « dialogue des cultures », ils contribuent en fait à la disparition de notre trame monothéiste commune et font le lit de la radicalité djihadiste. Quand les uns la dynamitent dans les sites antiques du Proche-Orient, les autres la dissolvent dans l'acide de la vulgarité intellectuelle, ou dans la complaisance généralisée.

Après l'effondrement

Restes version précédente…

Des péripéties de ce premier terrain, j’ai toujours considéré qu’un récit explicite n’apportait rien à mon propos. Je n’ai commencé à en parler explicitement qu’à partir de décembre 2017, dans un tout autre contexte où ma pudeur n’avait plus lieu d’être. Après l’effondrement définitif et irrémédiable du régime - c’est-à-dire la disparition symbolique du Yémen hors du monde - il me semblait utile de décrire cette relation par un travail littéraire, comme un témoignage exhumé du passé, potentiellement utile pour reconstruire un avenir commun. Aussi étonnant que cela puisse paraître, quatre années n’ont pas encore suffi à faire admettre le bien-fondé de cette démarche, à construire une communauté capable de recevoir cette histoire dans une langue européenne (français ou anglais).

Avant de s’aventurer dans ce wiki, il est crucial que le lecteur acquière d’emblée une compréhension claire des évènements marquants de ce premier séjour. Remarquons en particulier :

  1. Que mon « coup de foudre » du 15 août 2003 est indissociable de la situation d'enquête - de mes efforts pour établir des relations intellectuelles symétriques, en échappant aux situations néocoloniales auxquelles m’assignait l’ordre institutionnel local depuis mon arrivée (fin juillet).
  2. Que le partenaire de ce coup de foudre (Ziad), n’est pas le partenaire du passage à l’acte deux mois plus tard (octobre 2003) - après le « petit printemps arabe dans un verre d’eau » - mais un cousin exilé dans la Capitale (Waddah).
  3. Que ma rupture amoureuse de juin 2004 a plus à voir avec la société française et mes contradictions familiales (voir la notice de l’atelier) qu’avec tel ou tel incident survenu au Yémen l’été précédent.
17 novembre 2008 : cérémonie d’adieux au terme de mon cinquième séjour. Tous les protagonistes expriment ainsi qu'ils assument leur rôle dans l'histoire.

L’objet de ce wiki n’est pas de m’enliser plus longtemps, mais de construire une communauté disposée à reconnaître la relation au long cours née dans ces circonstances, afin d’en tirer tous les enseignements. Cela implique de renoncer préalablement à toute interprétation homosexuelle7), pour commencer à voir le monde d’où nous nous trouvons.

Sur la sourate de Joseph

Déjà en janvier 2018, quand j’ai souhaité me libérer de tous mes matériaux audiovisuels (voir ci-dessous), j’ai utilisé la sourate de Joseph (n°12) pour les encadrer : verset 36 pour les premières secondes, verset 41 pour les dernières.

Cette citation était une bouteille à la mer, une allusion à ma situation présente, même si à l’époque je n’assumais pas explicitement la comparaison.8) Aujourd’hui je l’assume pleinement. Aussi difficilement concevable que cela puisse paraître, le passage à l’acte d’octobre 2003 m’apparaissait instinctivement préférable au mensonge dans lequel on m’obligeait à plonger, dont tout le quartier était témoin 9).

Vingt ans après à vrai dire, la prison de cette histoire m’est encore préférable.

1)
Je cite ici la traduction de Hamidullah (version originale de 1959).
2)
On pourra consulter mon texte "Pudeur et construction de l'objet" (2014), et le moment “LLG1999”.
3)
À vrai dire il y a là une tradition bien française, constitutive d'institutions comme l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, ou les différentes Maisons des Sciences de l'Homme. Mais cette tradition s'accompagne aussi d'une sorte de tabou : le statut de l'esprit scientifique dans les sciences humaines est une question trop décisive, trop complexe aussi, pour que tout un chacun s'en empare. En tant que “reconverti”, initialement de formation physicienne, je m'y suis confronté en connaissance de cause, avec je crois suffisamment d'humilité et de sincérité pour que ma démarche soit intéressante. Pour autant, je me suis toujours senti sous surveillance, comme s'il existait un risque de “relapse”, qui ne pouvait jamais disparaître totalement.
4)
Noter que pour une partie des commentateurs musulmans - peut-être une majorité - seul le verset 51 est attribué à Zulaykha. Dans cette lecture Joseph reprend la parole juste après, insiste à nouveau qu'il n'a pas trahi son maître en son absence (52), tout en reconnaissant avoir failli céder à la tentation (53). Mais rien n'indique que Joseph reprend la parole, et juste au verset suivant (54) le roi déclare : « Amenez-le moi: je me le réserve pour moi-même ».
L'attribution de ces paroles à Zulaykha reste une option de lecture, présentée par les commentateurs les plus légitimes (notamment Ibn Kathir et Fakhr al-Dîn al-Razi). Mais souvent dans la tradition musulmane, les commentateurs mettent un point d'honneur à produire une lecture “orthodoxe”, qui neutralise l'expression publique du désir féminin, trop subversif - quitte à brouiller la psychologie des personnages masculins, en leur attribuant des paroles qui ne sont pas les leurs. C'est en fait une constante, de l'ordre de la convention : on n'a jamais interdit aux femmes de lire le Coran, ni aux hommes de le lire avec la part féminine de leur sensibilité, et finalement chacun y retrouve ses petits…
5)
pp. 1063-1064. Publié en anglais en 2015, le Study Quran propose pour chaque verset une synthèse des interprétations existantes, parmi une quarantaine de commentateurs canoniques, pour la plupart de l'époque médiévale.
6)
En fait Ziad n'a jamais été tenté par les courants salafistes ou frères musulmans, qu'il a toujours eu en horreur. À l'automne 2006, il était plutôt devenu une sorte de derviche, qui prônait un dénuement radical et le rejet des technologies modernes. Mais je n'avais d'échos qu'à travers les commerçants, qui disaient en se moquant que mon ami était devenu “barbu”. Également aveuglé par ma propre culpabilité, je ne pouvais évaluer correctement le sens de sa démarche.
8)
Je rappelle que c’était un an avant la révolte des Gilets Jaunes, dont la société française est sortie profondément transformée, et qui a été un tournant dans ma re-socialisation.
9)
Mensonge cristallisé dans la pseudo-tentative de viol de Nabil (29 septembre 2003), redécouverte en mai 2018.