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Le viol de l’observateur et la forme contemporaine du kufr
Notice du site, 28 février 2024.
Le mot arabe kâfir au singulier, kuffâr au pluriel, connaît une triste actualité depuis quelques décennies : depuis que des musulmans l’utilisent pour justifier le meurtre d’Occidentaux parfois, plus souvent encore d’autres musulmans dits « occidentalisés ». La réponse ne peut venir que des musulmans occidentalisés eux-mêmes, c’est-à-dire des musulmans diplômés*. Elle ne peut venir que d’un engagement renouvelé avec le réel, qui ne soit pas seulement intellectuel ou spirituel, pas non plus pragmatique ou activiste seulement, mais qui réunisse le geste et la juste intention (al-’amal wal-niyya al-hassana), atteignant par là une forme renouvelée d’Unification (tawhîd). Sur l’ensemble de ce site, je plaide pour la conversion batesonienne des musulmans diplômés.
Une minute de critique batesonienne.
⇒ en savoir plus sur Gregory Bateson.
On traduit souvent kâfir par « incroyant », kufr par « incroyance », comme si le mot visait spécifiquement la tradition française anticléricale et athée. Mais à l’origine, la racine arabe k-f-r désigne le fait de recouvrir, comme l’agriculteur recouvre de terre la semence déposée dans le sillon. Par exemple, le verset 7:45 annonce le châtiment de l’Enfer à « ceux qui obstruent le sentier de Dieu, veulent le rendre tortueux, et dissimulent l'Au-delà. »
La notion de kufr s’inscrit dans une vision du monde pré-cartésienne*, où seul l’Au-delà est le lieu de la connaissance limpide (yaqîn, comme dans 15:99). Car dans la conscience médiévale, qui est l’origine commune de notre civilisation, on n’imagine pas qu’il soit possible de « construire ses savoirs » en empilant des boites de conserves :
Dieu chassé du Jardin, selon Gregory Bateson.
« …De fil en aiguille, le singe mâle, qui s'appelait Adam, alla chercher une boîte vide, la mit sous l'arbre et monta dessus. Mais il constata qu'il ne pouvait toujours pas atteindre son but. Il alla donc chercher une autre boîte et la cala sur la première. Il se hissa alors sur les deux boîtes superposées et, finalement, cueillit la pomme. » (citation complète)
Gregory Bateson, « But conscient ou nature » (1967)
Quasiment l’ensemble des savoirs enseignés à l’université consacrent le primat du but conscient, parce qu'ils reposent sur les présupposés objectivistes* hérités de René Descartes et des révolutions intellectuelles du XVIIe siècle européen. Il en résulte certaines « pathologies de l’épistémologie », dont Gregory Bateson propose la critique systématique :
- présupposé dualiste* d’une séparation entre l’âme et le corps, l’esprit et la matière ;
- primat de la vision sur l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat ;
- primat de l’induction* sur les autres formes du raisonnement logique, etc.
D’où l’engouement général de notre époque pour la pensée systémique et l’écologie.
Dans ce contexte, les diplômés musulmans ne peuvent se contenter de surfer sur la vague. Puisqu’une ignorance multiséculaire les met à l’abri de la critique, ils doivent lutter de manière autonome, contre leur propre tentation d’empiler inconsidérément les boites de conserve. Notamment contre la tentation d’empiler sagesse musulmane et sagesse systémique, d’une manière qui ne bénéficie qu’à leurs propres buts conscients.
Cette tentation, je la nomme « anthropologie de l’islam »* : croire qu’il suffirait, pour porter témoignage, d’être musulman sous le regard de l’anthropologie ; l'expérience individuelle grisante d'une subjectivité « musulmane », confortée dans sa pureté culturelle par sa propre objectivation… L’« État Islamique » prend naissance dans les subjectivités diplômées, dans l’illusion d’un témoignage « comme sur des roulettes », un fantasme qui leur est quelque part inhérent. Mais l’anthropologie de l’islam est un mensonge, elle est une forme de kufr, de dissimulation.
Dans un monde régi par le « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »*, principe inscrit depuis 1945 dans le droit international, les musulmans passent d’objets à producteurs de sciences sociales. Mais l’islam n’est pas une ethnie ; ce n’est pas seulement une origine, c’est aussi une destination. Il faut donc aussi admettre que des praticiens des sciences sociales deviennent musulmans depuis l’Europe, de l’intérieur de leur propre pratique sociologique*, et qu’ils ne se bornent pas à redécouvrir ce que pensent déjà savoir les musulmans diplômés. Ou alors le principe est vicié : le système se referme sur lui-même, en se croyant toujours aux prises avec le monde. C’est peu ou prou ce qui se passe aujourd’hui.
En tant qu’anthropologue-musulman* (avec un tiret), j’ai besoin de raconter le viol de l’observateur, prélude à toute ma recherche (voir Le nœud de l’histoire), car telle est la condition épistémique* de l’Europe*. Je dois mettre en scène la faillite initiale du témoignage, pas par provocation, mais parce que je dois porter témoignage à mon tour. Et parce que ce geste inaugural, par lequel j’ai dévoilé instinctivement ce mensonge, est bien celui qui m’a conduit ultimement vers l’islam.
Croire superflu le viol de l’observateur, voilà la forme contemporaine du kufr.
⇒ Tawhid et anthropologie (février 2024)
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