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fr:comprendre:textes:lettres:2004_09_01-ziad_et_moi

Ziad et moi (1er septembre 2004)

Texte sur mes rapports avec Ziad, au milieu de mon second séjour à Taez.
Rédigé comme un mail collectif, mais finalement non-envoyé.
Ziad et moi.doc (dernière modification le 1 septembre 2004 à 19:55)

Voir aussi : Moi et mon rond-point
mail collectif du 31 août 2004 (la veille)

Ziad et moi

Dans mes mails collectifs, je suis souvent face à un choix : soit je vous dit « c’est super, j’ai plein de copains », soit je décris les choses de manière un peu plus problématique, et à ce moment mes sœurs déplorent que je me sente seul.

J’ai écrit ce mail, auquel je tiens, bien qu’il n’ai pas sa place dans une étude sociologique. Certaines des choses que je raconte ici sont relativement personnelles, soit qu’il s’agisse de Ziad, soit qu’il s’agisse de moi-même. Si je décortique cette relation devant vous, ne vous imaginez pas pour autant que ce que je raconte soit excessivement personnel. Une relation comme ça est tellement artificielle qu’elle ne peut qu’être le produit conscient d’une volonté commune. On ne peut donc vraiment pas considérer qu’elle livre des secrets de l’intimité de Ziad ou de la mienne.
Naturellement, tout ce que je raconte ici fait l’objet de discussions permanentes entre Ziad et moi, parfois aussi avec des amis de Ziad, vous ne recevez donc rien « en exclusivité ».

[L'asymétrie des rapports]

Pour que vos compreniez, je brosse rapidement le portrait de Ziad.
Sans faire dans le populisme caricatural, c’est plus un caractère de Ken Loach que de Claude Sautet.

Avec Ziad, c’est différent. La source d’émerveillement sur la diversité culturelle s’est un peu tarie, tant on a eu de discussions interminables. Maintenant j’aimerais bien qu’il sache d’où je viens.
Pour lui en effet, je suis à la fois Mansour, Vincent, un français venu au Yémen et la France tout entière. Car comment faire la différence entre ma personnalité et ma culture ? Ziad n’a aucun moyen de comprendre qui je suis socialement, par rapport à quoi je me suis construit. Mon histoire sociale se déroule dans un paysage dont il n’a aucune perception.

Evidemment, sa position à mon égard tranche avec la mienne : j’ai connu Ziad entouré de Yéménites, je sais ce qui relève du Yémen et ce qui relève de sa personnalité propre. En plus j’ai passé un an à travailler sur son environnement social immédiat, ses amis et la relation qu’il entretient avec eux. J’ai compris son histoire sociale.

Donc c’est assez délicat de parler de compréhension, ou alors en l’opposant à la complicité. Je comprends Ziad, mais je ne suis pas complice. Je ne partage pas ses engagements politiques, je ne partage pas ses principes, je ne partage pas son humour et sa sensibilité. Logiquement, nous avons des visions du monde radicalement différents. Néanmoins il existe une sorte de complicité d’ordre intellectuel, qui réside dans le fait que j’ai appréhendé sa vision du monde et que je lui en propose une modélisation objectivée. En somme c’est un peu la condition d’existence de notre relation que de se jouer quasi-exclusivement sur son propre terrain. Ziad n’a pas les moyens de me comprendre. D’une certaine façon, je suis inatteignable, Ziad n’a aucun moyen d’influer sur le verdict de ma société à mon égard, le jugement de mes pairs, le seul qui m’importe profondément en définitive, alors que c’est précisément cela qui s’est passé l’année dernière : je l’ai déstabilisé en influant sans le vouloir sur son statut social.

[Le malaise de Ziad]

Depuis qu’on se connaît, Ziad passe périodiquement par des phases de malaise, il ne parle plus.
Je suis sûr que ça tient à la situation dont je viens de parler mais, comme il le dit lui-même, ça dépasse largement la question de ma maîtrise. D’ailleurs c’était déjà comme ça l’année dernière, où à certains moments il se mettait dans des colères monstres en disant qu’on ne pouvait pas communiquer parce que je ne reconnaissais pas l’existence de Dieu.
C’est que contrairement aux apparences, Ziad et moi on vit dans le même monde : quand on ressent un malaise profond on s’efforce de lui donner un sens, et lorsque les acteurs en présence sont un Français et un Yéménite, la théorie qui s’impose d’elle-même est celle du « choc des civilisations ». Moi au même moment, je me mettais à avoir peur que Ziad soit un islamiste, ou plus exactement je me persuadais que mon malaise n’était que le résultat de la peur irraisonnée issue de mes préjugés laïcistes et islamophobes – une manière indirecte de tout réduire au « Choc des civilisations ».

Depuis on a tellement discuté qu’à présent lui comme moi ne croyons plus vraiment au choc des civilisations, ou alors comme réalité d’un mirage. Lorsque le malaise est trop fort, Ziad me chasse simplement en échafaudant des théories qui expriment tant bien que mal son malaise, mais auxquelles lui-même ne croit pas trop. Il m’explique par exemple que c’est moi l’arnaqueur, que je ne cesse pas de l’utiliser et que je dois lui donner de l’argent (les yéménites ont l’obsession de l’arnaque, à raison d’ailleurs, c’est la triste condition d’un milieu où l’argent manque massivement). Le même jour, il m’explique que je méprise son milieu social, qu’au cas où je n’aurais pas remarqué, à présent il est Directeur Financier…
C’est toujours comme ça : dans la vie, on ne dispose pour réfléchir que du capital de mots et de modes de pensée qui constituent la culture. Comment donner sens à nos perceptions et nos sensations, si ce n’est sur la base de notre stock d’expériences passées ? Il paraît que quand le cœur fatigue et que l’infarctus menace, on croît avoir mal au bras gauche…

Je suis donc quelque chose d’absolument nouveau pour Ziad. Une relation que nous n’avons pas les moyens de négocier sur la base d’une culture commune.
Si Ziad n’était pas exceptionnellement persévérant, s’il n’avait pas cette obsession de la maîtrise, ça fait longtemps qu’il m’aurait définitivement envoyé chier.
Et puis aussi
Je crois que cette asymétrie est en quelque sorte équilibrée par le fait que tant que je suis au Yémen, et je ne passe pas en coup de vent, je suis comme un enfant : je n’ai pas de passé, pas d’identité sociale, si ce n’est les quelques pirouettes qu’on m’a vu faire sur les bords du rond-point : celui qui porte le poignard yéménite, qui danse « comme un américain » dans les mariages.

Au final ce qui lui fait s’accrocher à moi, c’est une sorte de fascination pour ma réflexion, pour une tête occidentale. Ziad reste avec moi par amour pour l’intelligence, pour le plaisir de réfléchir. Ziad a de grandes idées, un Za’im dans l’âme, un vrai Napoléon. Pour ma part, je sais bien à présent que je comprendrai plus la pensée yéménite en allant voir ailleurs : contrairement à lui, j’ai l’opportunité de multiplier les contacts, les points de vues convergents. Pourtant je continue à aller qater au moins une fois sur deux chez lui, même si c’est pour parler tout seul ou pour écouter une cassette que je connais par cœur. Moi aussi je suis sensible à la beauté de l’histoire.

[Témoigner du monde d'où je viens]

Avec Ziad, j’essaie de remplir le vide, de lui donner d’autres indices plus significatifs.
Par exemple j’ai amené avec moi des cassettes d’Ani Difranco et on les écoute dans le Mamlaka° [le Royaume = la pièce de Ziad]. Je lui traduis des morceaux et je lui dit que c’est le condensé de mon rapport à la vie, aux relations humaines, à la politique, etc, la meilleure expression que je connaisse de la sensibilité que j’ai héritée de mon milieu social.
Mais c’est pas évident et je me demande si ça sert à grand chose. La cassette s’appelle « I am not a pretty girl » ; « Pour sûr ! », il doit se dire, sans vraiment avoir une idée de ce que ça veut dire. Que je puisse simplement m’identifier à une fille est déjà insensé…

Sur la même cassette, y’a des chansons de Ben Harper (du sud des états unis, texas je crois). J’en ai traduit une, à lui et à son frère, qui s’appelle « Don’t take that attitude to your grave ». C’est Ben qui explique à un busyness man de Manhattan qu’il peut bien faire le malin avec tout son fric, il fera moins le malin à l’heure du jugement dernier : « While there’s still time to be saved, don’t take that attitude to your grave. It might be to late for you I’m afraid, so don’t take that attitude to your grave…” Ca ils adorent! C’est vrai que traduit en arabe, c’est mot pour mot la rhétorique islamiste populaire. Seulement ça n’a pas grand chose à voir avec ma culture à moi, et je ne tiens pas à lui expliquer que, quand il s’agit de Ben Harper, on n’écoute pas les paroles.

Et je suis sûr qu’il finira par apprendre l’anglais. Hier maman a téléphoné, il m’a dit de lui dire qu’inchallah il viendra la voir en France…

fr/comprendre/textes/lettres/2004_09_01-ziad_et_moi.txt · Dernière modification : 2024/02/15 11:37 de mansour

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