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Résumé en quatre points

1. L'incendie

Le 19 août 2007 en début de soirée, dans un petit quartier adjacent au carrefour de Hawdh al-Ashraf, Ziad al-Khodshy a mis le feu à la maison de sa famille. Celle-ci l'avait interné en clinique psychiatrique six mois plus tôt, après le décès accidentel de son frère aîné. Avec son poste à la tête de la police des souks, Nabil nourrissait la famille et aidait d'autres familles du quartier. Ziad aussi avait été un leader charismatique local, à la suite de son frère, et lui seul avait les épaules pour reprendre le poste. Seulement Ziad refusait obstinément, au nom du refus de la corruption. Un oncle de Sanaa avait alors proposé de payer la clinique, assurant que “la Science” pouvait le soigner. Évidemment, les produits chimiques et les électrochocs ne firent qu'aliéner Ziad plus encore, et il promettait depuis de se venger en mettant le feu. “C'est le jour le plus important de ma vie, le jour où j'ai décidé que mes plus proches parents étaient mes ennemis.”, m'a dit Ziad quelques années plus tard. Pour autant, c'est le jour de mon retour à Taez qu'il avait décidé de passer à l'acte.

2. Le premier mémoire

Ziad et moi nous étions rencontrés quatre ans plus tôt, peu après mon arrivée à Taez pour mon premier “terrain” (été 2003). La suite du séjour avait été rocambolesque, Ziad m'avait finalement “planté” en se retirant dans son village, et j'avais passé les dernières semaines à Sanaa avec l'un de ses cousins. Pourtant une fois de retour en France, j'avais réalisé tout ce que Ziad avait dû assumer du fait de ma présence, et j'en avais fait le personnage central de ma maîtrise, mon tout premier travail (juin 2004). Puis j'étais retourné à Taez avec une copie du mémoire, bien décidé à poursuivre l'aventure à ses côtés. Tous ses amis en conviennent : c'est à partir de cette date que Ziad a perdu son esprit combatif.

3. La prière

Au moment de l'incendie je terminais ma seconde année de thèse, j'avais déjà passé douze mois en tout au Yémen, en fait j'étais revenu pour lancer la rédaction. Ziad avait disparu en prison, et le Ramadan allait commencer quelques semaines plus tard.

Tout seul devant mon ordinateur, dans ma chambre au dernier étage de l'hôtel Shamsân, je me suis converti à l'islam. Disons plutôt que j'ai annoncé ma conversion à mes proches, j'ai fait une place à ce geste dans mon carnet de terrain. Le soir chez mon ami Lotfi, après la rupture du jeûne, j'ai rejoint la prière collective, et le surlendemain à la mosquée du carrefour (Mosquée du Koweït) sans rien demander à personne. Les jours suivants, j'ai répété la double profession foi, pour ceux qui me le demandaient. Mais il n'y a pas eu de cérémonie.

J'avais une réputation un peu sulfureuse : celle d'un chercheur qui ne tendait l'oreille qu'aux vulgarités, dans le cadre de son étude sur la dimension “homoérotique” de la sociabilité masculine. Je m'étais même fait initier au maniement de la boutade et du sous-entendu, au nom de “l'observation participante”. Je suis entré dans l'islam en soutenant leurs regards, et en utilisant les mêmes techniques. J'ai appris peu à peu à ne plus jurer, à ne plus observer et ne plus analyser, une pudeur du regard. J'ai documenté le processus dans mes carnets, puis j'ai complètement arrêté d'écrire. La situation était devenue limpide, il ne restait que ma honte. Pas honte de mon enquête ou de mon cheminement, non, quelque chose de plus fondamental : honte et fierté d'être en vie.

4. Les adieux

Je séjourne encore quelques mois à Taez l'année suivante, dans un quartier à l'écart. Au terme de ce cinquième séjour, le 17 novembre 2008, pour la première fois je sors au Hawdh al-Ashraf avec une caméra vidéo. Ces images sont pour moi. À part un plan ou deux, je ne les ai pas montré pendant dix ans. Je n'ai jamais montré la photo suivante, qui rassemble les principaux protagonistes de cette histoire (de droite à gauche) :

  • Yazid, le dernier frère de Ziad, désormais en charge de toute la famille ;
  • moi, qui vais repartir le lendemain vers la France ;
  • Ziad, qui est sorti de prison trois mois plus tôt ;
  • Waddah, le cousin de Sanaa ;
    - et deux voisins qui viennent poser avec nous.

Mes amis savent combien ils me font plaisir, en posant à mes côtés de manière aussi solennelle, tout l'après-midi à l'entrée de leur quartier. Des Yéménites qui posent avec l'Occidental : une photo comme il y en a des dizaines de milliers, typique de l'ère post-coloniale. Mais ici le message est adressé spécifiquement à la France, à ma famille et à mes interlocuteurs académiques, et simultanément à toute la société locale, qui suit mes péripéties depuis 2003. C'est la dernière image de moi à Taez1), aboutissement de toute ma démarche : elle exprime la possibilité de rapports de réciprocité dans le cadre des sciences sociales, fondés sur la franchise et la lucidité réflexive.

Mais ce que cette photo exprime pour moi, elle ne l'exprime pas pour les autres. Il ne suffit pas de faire des photos et de produire des textes pour rendre le monde meilleur, même avec les meilleures intentions. Donc j'ai toujours accepté de cacher ces images, instinctivement, pour ne pas susciter la jalousie ou le mauvais oeil, par professionnalisme aussi. J'entendais mobiliser plutôt les ressources de la Science - l'épistémologie, l'histoire, la théorie fondamentale en anthropologie - pour partager cette situation d'enquête dont découlait toutes mes observations. Cette image qui résume tout, je la gardais pour la fin, la dernière page de ma thèse, quand tout le monde aurait compris ce qu'il fallait y voir. Mais cela n'a jamais été possible.

Épilogue

Quelle est la structure qui relie l'évolution de Ziad à mon enquête, et mon enquête à l'évolution du Yémen? Et qu'est-ce qui nous relie tous à vous, qui me lisez à présent en français? Quelle est la responsabilité des institutions internationales dans l'évolution de pays comme le Yémen? Et en France, la responsabilité du travail social dans les carrières djihadistes?

En premier lieu, il faut accepter de recadrer le problème d'une manière qui le rende concevable, au lieu de l'invisibiliser… Quand on croit aux sciences sociales, on n'invente pas des causalités imaginaires : des cheikhs enturbannés, au fin fond des montagnes pakistanaises ou yéménites ; d'horribles lobbys capitalistes, liés aux complexes militaro-industriels… Les deux existent, mais ils ne sont pas munis de télécommandes : ni pour “activer” les Yéménites, ni pour “activer” les jeunes français.

N'ont-ils pas aussi leur part de responsabilité, ceux qui verrouillent les institutions à tous les niveaux, consciemment ou pas, parce qu'ils font porter au monde leurs contradictions intimes? Voir L'islam et la cécité des institutions
Comme ceux qui trouvaient cette photo insupportable sans même l'avoir vue, et qui m'ont empêché de construire quoi que ce soit sur dix années de travail.

ma petite “inégalité d'Heisenberg” sur le cumul des vulgarités.

J'ai finalement rendu publique cette photo en janvier 2018 - cinq ans après l'abandon de ma thèse et alors que le Yémen avait vraiment touché le fond - en même temps que toutes les autres images ou vidéos prises ce jour-là, ainsi qu'un certain nombre de textes. Puis je me suis remis à écrire en privilégiant ma propre boussole, mon propre sens de la pudeur, pour dire les interactions qui m'honorent : une écriture d'après l'effondrement. Mais si vous ne comprenez pas la pudeur, mieux vaut passer votre chemin.

Les versions antérieures de cette notice sont consignées dans la section ''comprendre:processus:.

1)
C'est effectivement mon dernier séjour, si ce n'est une visite-éclair en 2009 et une tentative d'installation à l'étage de cette maison, en 2010 alors que je n'ai toujours pas soutenu ma thèse, qui débouche sur un échec.
fr/comprendre/resume.txt · Dernière modification : 2022/03/12 14:41 de mansour

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