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Vincent

Vincent = auto-analyse sociologique
Mansour = ma condition sur le terrain

Le volet personnel

Le Za’îm s’était retiré dans son village, j’étais avec le cousin de Sanaa, qu’on m’avait présenté comme « le second Za’îm ». Il me restait trois semaines, mais à l’évidence l’histoire était déjà finie. J’ai posé sur mon sexe ma blanche main droite, celle de laquelle j’avais tenu mes carnets ; j’étais revenu à bon port.

La jeune fille retrouvée à l’aéroport fut complice de mon silence. Tout ce qui importait pour elle, c’était que j’écrive l’histoire du Za’îm et que je l’oublie. J’ai écrit l’histoire du Za’îm, et c’est elle que j’ai quitté. Trois ans plus tard (2007), Ziad était interné en Hôpital Psychiatrique. Alors je suis devenu musulman.

L’histoire est aussi simple que ça. En anthropologie, il y a toujours un volet personnel derrière l’enquête, et c’est couvert par l’assurance (voir la méthodologie). Depuis quinze ans je me bats pour obtenir une prise en charge, pour moi et surtout pour eux, je ne renoncerai pas. Établir la responsabilité de l’institution, cela implique de décliner mon identité.

La maison de ma mère vue de la place de la gare

La maison où j’ai grandi

Je suis né en 1980, à Paris. Mon père était chercheur CNRS en physique des semi-conducteurs, dans un laboratoire à Bagneux. Ma mère était médecin psychiatre et psychanalyste, installée à son compte dans cette belle maison face à la gare d’Antony, en 1983. C’était avant internet, et pour se constituer une clientèle il fallait avoir pignon sur rue. À gauche du portail, une plaque indiquait le nom de ma mère et un numéro de téléphone. Toutes les demi-heures on sonnait à la grille, une personne traversait la cour, montait les marches, pénétrait dans cette vaste façade et s’asseyait dans la salle d’attente. Nous nous vivions derrière. En rentrant de l’école nous passions par la porte de service, et je ne devais surtout pas regarder par la fenêtre depuis ma chambre au premier étage - afin que mon existence n’empêche pas le fameux « transfert », condition de l’efficacité thérapeutique…

Toute mon enfance, on m’a dit la chance que j’avais d’avoir mes deux parents. Chacun d’eux avaient une fille d’un précédent mariage : la fille de ma mère, qui vivait avec nous mais s’échappait les mercredis, et la fille de mon père, qui nous rejoignait les week-ends. Moi je n’ai jamais connu que cette maison. Qu’il y avait tout de même quelques avantages pour elles à circuler ainsi d’un monde à l’autre, ça n’est jamais venu à mon esprit d’enfant. Mes sœurs étaient des filles, j’étais un garçon, situations d’autant moins comparables. Donc j’ai toujours vécu dans une conscience aiguë de mon privilège, de la bénédiction qui l’accompagnait.

Pile au milieu de la maison, pour passer de l’habitation au cabinet du psy, un sas que ma mère appelait « porte de communication », et qu’elle était la seule à franchir. Quand les patients étaient en retard, elle revenait et se mettait à couper des légumes, pensive, jusqu’à ce que la sonnette résonne à nouveau. Très bonne cuisinière, elle assumait seule l’intendance. Le soir quand mon père revenait du labo, il passait par la porte des domestiques et se mettait les pieds sous la table, éducation méditerranéenne oblige.

En fait notre maison fonctionnait comme une chambre noire : à l’intérieur c’était le Yémen, et toutes les contradictions du monde projetées sur cette grande façade, nous parvenaient par cette petite porte, à travers le corps de ma mère, dans une image inversée. Exactement comme la maison kabyle décrite par Pierre Bourdieu, mais le « monde renversé » n’avait d’existence que sur l’écran.

Comment fabriquer une chambre noire

Pour cause d’éducation catholique ou par bon sens, mes deux parents comprenaient bien la gravité du divorce. L’un et l’autre s’étaient mariés la première fois à l’église, et ce qu’ils vivaient maintenant était autre chose, ils le savaient parfaitement. Un premier mariage peut tenir par le mariage lui-même ; pour faire tenir le second, il faut construire des digues.
Cette grande maison bourgeoise en face de la gare, une folie de bourgeois soixante-huitards ? Je pense plutôt que tout était pensé, ou du moins sous-pesé, ils ne s’étaient pas fixés là par hasard. Cette maison, à cet endroit, était le plus grand dénominateur commun de leurs contradictions. Elle leur permettait de se regarder l’un l’autre en face, dans un enchantement dont j’étais le centre, moi le seul enfant du couple.

Famille recomposée, famille consciemment composée : caractéristique qui fait vomir les adolescents un jour ou l’autre. Rien que de très ordinaire dans cette histoire, mais moi je n’ai jamais vomi. Peut-être parce que mon père a développé un cancer, d’abord en 1994 puis en 1998, donc l’enchantement reposait sur mes épaules. J’ai commencé à apprendre l’arabe dans ces circonstances, les tout derniers mois de sa vie, mais est-ce vraiment un hasard ? L’arabe était la ligne de fuite, l’avait toujours été. Il fallait que le petit garçon soit passionné de hiéroglyphes, derrière la façade de cette grande maison.

Épilogue

Imams et sociologues, ensemble, font profession de croire l’islam accessible. Il ne l’est pas. Et depuis quinze ans, votre grandeur d’âme s’arrête aux portes de cette histoire : le cousin de Sanaa et la petite amie sont les seuls personnages auxquels vous vous identifiez. Mais que je vous les mette ou pas sous les yeux n’y change rien : le reste n’existe pas, et pas question d’entendre ce que vous dit Ziad. Pourtant il s’agit d’une seule personne, dette très ordinaire pour un anthropologue, mais vous ne voulez pas comprendre. Quand je vous parle de ma responsabilité de chercheur, vous m’allongez sur le divan : « Tu ne dois pas te sentir coupable… Mais d’où te vient cette culpabilité ?!… ». Vous me faites penser au peuple juif qui parlemente avec Moïse, quand Dieu leur demande simplement d’égorger une vache…

Un jour, Moïse dit à son peuple : « Dieu vous ordonne d’immoler une vache », et il reçut cette réponse : « Est-ce que tu te moques de nous ? » - « Que Dieu me préserve, dit Moïse, d’être du nombre des gens inconvenants ! » Les juifs reprirent alors : « Demande donc en notre nom à ton Seigneur de nous faire connaître de quelle vache il s’agit. » - « Dieu vous dit qu’il s’agit d’une vache ni trop vieille ni trop jeune, mais d’un âge moyen. Exécutez donc l’ordre qui vous est donné ! » - « Demande à ton Seigneur de nous en indiquer la couleur », reprirent-ils. À quoi Moïse répondit : « Dieu vous dit qu’il s’agit d’une vache d’un jaune clair et agréable à voir. » - « Demande à ton Dieu, insistèrent les juifs, de nous donner plus de détails sur cette vache, car à nos yeux toutes les vaches sont semblables, et, s’il plaît à Dieu, nous saurons bientôt l’identifier. » Moïse reprit : « Dieu vous dit qu’il s’agit d’une vache non assujettie aux labours ou à l’arrosage des champs, et qui n’a aucune infirmité ni aucune tache sur la robe. » - « Enfin, dirent-ils, tu nous apportes maintenant la vérité. » Et ils immolèrent alors la vache. Et peu s’en est fallu qu’ils ne l’eussent pas fait.

Après, j’y suis peut-être aussi pour quelque chose. Je tape sur imams et sociologues depuis quinze ans, au lieu de vous dire simplement qui je suis.

La maison à notre arrivée en 1983.1983.

fr/comprendre/personnes/vincent.1677503412.txt.gz · Dernière modification : 2023/02/27 14:10 de mansour

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