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Fatiha 1:7, verset matriciel

La démarche de cette page est potentiellement généralisable au Coran tout entier : mettre en valeur chaque verset dans sa dimension matricielle, génératrice d'histoire sociale et d'épistémologie. C'est un travail de longue haleine, mais c'est le seul antidote à la fétichisation des mots arabes, à l'idolâtrie* d'une culture particulière.

Rédigé le 7 septembre 2024
(initialement sur la page La sociologie est un monothéisme)

Revenons à l'Ouverture du Coran (al-Fâtiha), répétée à chaque cycle de prosternation, et en particulier à son dernier verset (1:7) :

[6] Guide-nous dans la Voie droite ; [7] la voie de ceux que Tu as comblés de bienfaits, non celle de ceux qui ont mérité Ta colère, ni celle des égarés!.

Dossier “Matrice monothéiste”
Reprise du schéma de l'épigenèse monothéiste, situant les deux écueils du verset 1:7, avec une régression fractale au centre.

Fondation d'une configuration théologique

L’exégèse traditionnelle - disons celle qui ne se souciait pas de la modernité* européenne - rattache ce versets aux juifs et aux chrétiens respectivement. Je ne développe pas ici la configuration théologique à laquelle ce verset s’adosse, essentiellement liée au statut de Jésus (Prophète ? Imposteur ? “Fils” de Dieu?) et à l’affaire de sa (non)crucifixion. En résumé, les juifs encourent la colère de Dieu pour avoir refusé de reconnaître Jésus, et les chrétiens se sont perdus dans une passion idolâtre pour sa personne, considérée comme une incarnation de Dieu lui-même. (Voir la page 4:157 Ils ne l’ont point crucifié).
Mais bien sûr, ce verset donne à la notion de guidance un sens plus général, irréductible à ces questions proprement théologiques. Le Coran distingue en effet deux écueils : la désobéissance et l’égarement (d’autres passages soulignent le même contraste, par exemple 5:82). Deux modalités de l’erreur, qui diffèrent essentiellement par le niveau de conscience associé, dessinant une configuration cognitive bien spécifique :

Que devient cette configuration, si l’on remplace le message par la science du Social* ? Qu’est-ce que le chemin de droiture, concernant le rapport à la sociologie ? C’est ce que nous verrons plus loin. Mais au préalable, il faut ressaisir la place de ce verset dans la genèse historique de nos institutions mentales : comprendre que les sciences sociales elles-mêmes, d’une certaine manière, en sont un sous-produit.

Permanence d'une configuration linguistique 

D’abord, il faut garder en tête la configuration linguistique en arrière plan : le Coran est révélé en arabe, la langue des descendants d’Ismaël, qui est apparentée à l’hébreu la langue d’Israël, c’est-à-dire des descendants de Jacob. Les deux sont des langues sémitiques - comme également l’araméen, la langue de Jésus. Toutes fonctionnent sur des racines trilitères, en grande partie communes, dans une logique fondée sur les schèmes de dérivation.1) Et tout l’univers monothéiste s’énonce initialement dans cet environnement linguistique.
Par contre les évangiles sont rédigés en grec, par des apôtres de Jésus (ou qui se réclament de lui), plusieurs décennies après sa disparition. Dans cette configuration linguistique, le christianisme a introduit une autre langue, appartenant à une autre famille linguistique (indo-européenne).

Remarque importante pour la suite : on ne parle pas ici du grec ancien (dit attique), parlé dans la cité Athénienne quatre siècles plus tôt, pas la langue de Platon et d’Aristote, des grandes œuvres fondatrices de la philosophie. On parle de la koiné grecque, c’est-à-dire d’une lingua franqua, la langue véhiculaire d’un empire fondé par Alexandre le Grand, dans une zone qui s’étend de l’Espagne à l’Indus : langue caractéristique de l’époque dite hellénistique, dont a hérité l’empire romain, et qui coexiste avec le latin comme langue impériale.

Que faire du monothéisme dans ce contexte de domination impériale, et dans une Palestine colonisée ? C’est tout l’enjeu des conflits doctrinaux à l’époque de Jésus, au sein du judaïsme hellénistique. Voici les principaux courants repérés alors au sein du monothéisme (résumés d’après l’ouvrage d’Étienne Trocmé, L’enfance du christianisme, Hachette 1999). On trouvera bien des échos avec l’islam contemporain :
Sadducéens : familles sacerdotales, relations étroites avec les autorités politiques. Pas d'interprétation morale et sociale des commandements.
Esséniens : vie ascétique à l'écart, mais activité littéraire.
Pharisiens : optent pour la transformation d'une loi sociale impraticable en une loi morale proposée à chaque membre du peuple. Néanmoins dédain envers le peuple du pays.
Zélotes : les « terroristes », partisans de la lutte armée.

Mais cet écosystème disparaît complètement avec la seconde destruction du Temple en 70 - évènement évoqué dans la sourate du Voyage nocturne Al-Isrâ’ (17:1-7) - dont émerge finalement deux options seulement :
• d’une part le christianisme, qui embrasse la langue et la culture de l’Empire, (et qui en deviendra finalement la religion avec Constantin, trois siècles plus tard) ;
• d’autre part le judaïsme rabbinique, qui maintient une pratique de l’hébreu en contexte diasporique (qui deviendra la seule religion non-chrétienne tolérée dans l’empire, tout simplement parce que le christianisme ne peut se passer de l’hébreu).

L’enjeu théologique pour l’islam naissant est de se positionner dans cette tension, en proposant sa propre interprétation de Jésus. Car Jésus représente en fait les derniers instants d’un écosystème, dans la Palestine sous influence hellénistique, qui a totalement disparu depuis. L’islam prétend le ressusciter à travers une position théologique médiane (2:143), adossée à un nouveau corpus scripturaire (le Coran), révélé dans une langue cousine de l’hébreu.
Concernant Israël et ses prophètes illustres - de Jacob à Jésus en passant par Moïse - le Coran déclare : « Il s’agit là d’une communauté disparue. Elle a pour elle ce qu’elle a acquis et vous avez pour vous ce que vous avez acquis. Et vous ne répondrez pas de ce qu’ils faisaient. » (2:134).
Les versions antérieures du message sont dorénavant réputées falsifiées, aussi bien la version en hébreu (la Torah al-Tawrâh) que la version en grec (l’Evangile al-Injîl). Quiconque s’accroche à la première « encourt la colère de Dieu », et quiconque s’accroche à la seconde est « égaré ».

Autrement dit, si le Coran pose une configuration cognitive, à travers cette distinction entre désobéissance et égarement, il ne s’agit pas de cognition individuelle - du moins pas encore. À l’époque, cette configuration est adossée à des ensembles linguistiques et civilisationnels bien constitués, des « phénomènes sociaux » de très grande portée, inscrits dans l’espace et le temps. Le Coran ouvre un espace entre l’hébreu et le grec, entre la désobéissance et l’égarement : il ouvre une voie médiane, qui transcende complètement la configuration antérieure. Et c’est dans cet espace qu’émergeront successivement la raison islamique puis la rationalité moderne - respectivement à travers les sciences islamiques et les sciences de la nature.

Logos, ‘aql, ratio… : voir l’entrée raison du glossaire.

Quant aux sciences sociales, elles constituent cette rationalité étrange qui se retourne sur sa propre origine, sans tout à fait s’en rendre compte. Et c’est peut-être2) la faute originelle du réformisme musulman, aux XIXe et XXe siècles, d’avoir voulu l’ignorer à son tour. À cause d’un complexe d’infériorité face à la révolution scientifique européenne, et en s’autorisant de figures islamiques, de quelques noms identifiés comme « précurseurs » d’une histoire scientifique universelle, le réformisme a voulu ignorer ce que la rationalité elle-même devait à ce verset : il n’a pas cru nécessaire de resituer la rationalité entre la désobéissance et l’égarement (d'où l'utilité rétrospective de la critique batesonienne*). Il a préféré se rabattre sur la vieille question des rapports entre raison et révélation, surmontée depuis longtemps dans la pensée islamique, en sous-estimant le défi spécifique posé par la rationalité.

Émergence d’une configuration épistémologique 

Dans mon exploration de l’histoire des idées depuis une quinzaine d’années, il est difficile de dire si je n’ai fait que reconstruire ce que je souhaitais trouver, en lien avec la situation personnelle évoquée plus haut. J’avais pour point de départ ma propre expérience intellectuelle, soit la contemporanéité de ma foi, et j’ai clairement travaillé dans une démarche de sociohistoire* profonde, c’est-à-dire dans une démarche régressive, impliquant une certaine téléologie*. En adoptant un point de vue interactionnel ou schismogénétique*, il m’a semblé évident que la civilisation européenne n’avait pu croître qu’en composant avec ce verset, qu’en faisant évoluer le statu quo dans la mesure du possible, quitte à ouvrir d’autres dimensions de la pensée.

Il y a d’abord le rôle des juifs dans la phase médiévale (je m’autorise ici de l’ouvrage collectif Histoire juive de la France, publié sous la direction de Sylvie Anne Goldberg), qui féconde l’espace culturel européen, encore dénué d’identité propre - on parle alors de chrétienté latine.
Initialement, les juifs sont indispensables à la chrétienté, encore une fois pour des raisons linguistiques : la maîtrise des sources hébraïques de l’Ancien Testament. Mais ce lien de dépendance s’atténue progressivement : le développement intellectuel de l’Islam* profite très logiquement à la chrétienté, lui procure les outils d’un accès autonome à ces textes.
Vers la fin du XIe siècle, les croisades sont le signe que pour la chrétienté, il est devenu concevable de se définir par opposition à l’Orient - simultanément au judaïsme (à l’intérieur) et à l’islam (à l’extérieur). Par une sorte de « retournement du stigmate », l’indo-européen semble pouvoir primer sur le sémitique, à rebours de la hiérarchie épistémique* évoquée plus haut. Mais encore une fois, pas de psychologisation anachronique : les facteurs sont ici aussi d’ordre linguistique. Le XIIe siècle voit la traduction vers le latin du patrimoine intellectuel de langue grecque classique (Aristote), à la lumière des commentateurs arabes contemporains (Averroès). Indissociable de la fondation des universités*, ce mouvement aura des conséquences théologiques au XIIIe siècle (Thomas d’Aquin), et des conséquences identitaires plutôt vers le XVe siècle, avec l’Humanisme* : la réactivation de l’antique tradition philosophique, contre la scolastique* latine, qui s’accompagne d’une identification aux auteurs de l’antiquité, enjambant inconsciemment plus d’un millénaire d’évolution historique…

Le résultat de ce processus est une configuration épistémologique, étrangement apparentée aux configurations cognitive et linguistique antérieures. À savoir que l’Europe se distingue par une raison scientifique ignorante d’elle-même : une science structurellement damnée (cartésianisme*), qui ne peut briller que dans l’innovation la plus matérialiste et techniciste, au service d’un État moderne de plus en plus tyrannique.

Mais cet aveuglement n’est pas l’apanage du christianisme, dès lors que d’autres peuples se saisissent des mêmes outils ! C’est l’erreur du courant dit « décolonial »*, qui assigne Descartes à la chrétienté ou à la « blanchitude » - tout comme les idéologies auxquelles il prétend s’opposer, colonialistes et fascistes, qui confondaient aussi réussite matérielle et élection divine. L’articulation est beaucoup plus complexe en réalité : toute cette histoire se déroule dans le giron de la matrice monothéiste*, et toutes les communautés en sont partie prenante. De cette évolution, délocalisée par nature entre différentes communautés, aucune religion n’a pu garder la mémoire vivante en elle-même, dans le secret de sa propre langue, dans le face-à-face avec son propre livre. De sorte qu’aucune ne dispose d’une immunité statutaire - contrairement à ce que pensaient peut-être les réformateurs - surtout arabes - dans l’élan des refondations nationales ou panislamistes. Les sociétés arabes en ont bien pris conscience, dans le moment 2011 et ses retombées ultérieures. Mais certains musulmans diplômés* veulent continuer d’y croire, par cette pensée critique « décoloniale » qui tombe à contre-temps.

Conclusion : Vers une éthique intellectuelle différenciée

(Reprise de la configuration cognitive initiale)
Les trois postures possibles, face à toute proposition monothéiste :
(cf La sociologie est un monothéisme).

Selon moi, une réponse théorique pertinente serait de rappeler la science du Social à sa dimension monothéiste anthropologiquement. Rappeler son inscription dans la matrice monothéiste, cet ensemble organiquement structuré, et donc reconsidérer l’isotropie* de l’espace social postulée jusque là (invariance vis-à-vis de la direction dans cette matrice). Renégocier les règles de la neutralité laïque, et rompre avec l’habitude de renvoyer dos-à-dos « les extrémistes de tous bords », cette symétrie stérile et purement rhétorique, où les « humanistes » se cantonnent depuis plus de vingt ans (effet Villepin).

Mais l’initiative ne peut venir que de l’islam, c’est ce qu’il faut bien comprendre. Précisément du fait de cette anisotropie, seuls les musulmans peuvent regarder leur responsabilité en face. Les autres en sont incapables, ils en seront toujours incapables : leur rancœur visant les musulmans sera toujours maladroite et « islamophobe ».

Pour les musulmans diplômés, la question est de savoir s’ils veulent tirer parti de cette propriété en ce monde, ou bien dans le suivant. S’ils choisissent d’en tirer parti en ce monde (alors qu’Allah leur a donné un livre à part), ils prennent la position épistémique des juifs, sans avoir les excuses de ceux-ci auprès d’Allah (du fait que leur livre, Bible hébraïque ou Torah, est réellement partagé avec les chrétiens). C’est là mon opinion propre, qui me semble assez naturelle, mais bien sûr Allah est plus savant…

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2)
J’avance ici des hypothèses de travail, car ma connaissance des réformismes musulmans reste très générale. Disons que je réfléchis à haute voix…