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Traverser le viol

27-28 janvier 2023
(ajout partie centrale
/ Analyse fiqh encore en chantier?)

Un problème topologique

Pour mener à bien mon enquête sur la société Yéménites des années 2000, j’ai dû traverser le viol. Je dis bien traverser, pas subir. Et je dis bien le viol.

Traverser le viol comme on traverse un fleuve, séparant deux pays. Un wetback , comme on appelle les Mexicains entrés illégalement aux Etats-Unis. Peu importe à quel niveau j’ai traversé, je me suis forcément « mouillé le dos ». Ce paradoxe m’a donné à réfléchir, et il m’a beaucoup appris sur la topologie culturelle du monde. Car je me suis sans cesse posé la même question : qu'est-ce que ce viol? Pourquoi ai-je dû traverser ce fleuve-là? Mais bien sûr, révéler les circonstances exactes de la traversée n’avait aucun intérêt1). Ça n’apportait rien à la science, et ça n’aurait fait que m’affaiblir.
Mais depuis 2011, la topologie a changé. Des pays ont sombré, et notre propre avenir est maintenant illisible. Aujourd’hui, la communauté musulmane fait de moi un wetback dans mon propre pays. Il y a là quelque chose que je ne peux accepter - ou plus exactement, que je pourrais accepter s’ils n’étaient pas toujours là-bas, ceux qui m’ont écouté, m’ont fait confiance et m’ont guidé, aujourd’hui dans la faim et la guerre. Raconter ma traversée est la seule manière de les ramener parmi nous.

L'utopie francilienne

Hier soir, sachant qu’il me fallait encore raconter cette histoire dans une nouvelle version, à laquelle j’allais m’atteler ce matin, j’ai voulu visionner un film documentaire2), dont je savais qu’il me ramènerait vingt cinq ans en arrière, au sortir de l’enfance.


Moi aussi j’ai grandi en région parisienne, dans le creuset de cette utopie si particulière. Utopie d’ouverture à la diversité, mais dans une soumission totale à la centralité culturelle de Paris ; ouverture fondée moins sur l’hospitalité, que sur une forme de capitulation généreuse.

« Aujourd’hui, pendant quelques minutes, j’ai essayé de voir tous les gens que je croisais, tous inconnus. Il me semblait que leur existence, par l’observation détaillée de leur personne, me devenait subitement très proche, comme si je les touchais. Si je poursuivais une telle expérience, ma vision du monde et de moi-même s’en trouverait radicalement changée. Peut-être n'aurais-je plus de moi. » (Annie Ernaux, La Vie extérieure, Gallimard, Folio, pp. 28-29)

Mon premier « terrain » c'était en 2003, dans les premiers mois d’une guerre d’Irak à laquelle mon pays s’était opposé. Je sortais de mes études et la France, dans un monde en passe de devenir fou, passait pour le Phare de la Rationalité. J’étais certain de réussir ma mission.

La maison de mes amis en 2003

Le 4 octobre 2003, il fait encore nuit, je dors profondément dans une petite maison de Sanaa, louée par deux chercheurs français qui m’ont accueilli à mon arrivée deux mois et demi plus tôt. Dans la même maison et la même chambre, sauf qu’à présent je ne rêve plus que du Yémen, de Taez, la ville où je suis immergé depuis deux mois. Je rêve de l’histoire que je raconterai plus tard dans mon mémoire de maîtrise, à partir des feuillets de mon carnet de terrain. L’histoire n’est pas encore rédigée, mais elle est déjà latente dans mon cerveau, un cerveau de Francilien : je raconterai l’histoire d’un quartier stigmatisé, un quartier de « bons à rien », qui saura tout de même se mobiliser pour accueillir dignement l’étranger, malgré les quolibets des commerçants plus raisonnables… À ce stade tout est déjà fini : Ziad, le héros de cette histoire, a déjà perdu la face et s’est finalement retiré dans son village. D’ici mon vol retour, il reste trois semaines que je dois encore mettre à profit. Je voudrais étayer mon récit le plus possible et ce n’est pas facile. Je suis certain d’avoir vécu ce que j’ai vécu, mais à Taez plus personne n’accepte de m’en parler : « Laisse tomber, ce sont des histoires du vide, des histoires de désoeuvrés… ».

Dans une autre pièce de la même maison il y a Waddah, un cousin éloigné de Ziad. Waddah a grandi à Taez mais il vient de rejoindre ses oncles dans la Capitale, pour travailler comme agent d’accueil dans une banque. Waddah n’a pas assisté à l’histoire, mais il en a entendu parler, et il a très envie de comprendre. C’est un jeune homme sensé, sérieux et digne, qui répond consciencieusement à chacune de mes questions. Lui me pose toujours la même en retour : « Tu es sûr que Ziad ne t’a pas fait d’avance ? ». Oui je suis sûr. Et je continue de l’interroger.
Cela fait déjà quarante-huit heures que nous échangeons à bâtons rompus, et que je noircis à ses côtés les pages de mes carnets. Le premier soir, nous avons dormi chez des amis à lui, à huit dans un petit local pour travailleurs célibataires. Le second soir nous nous sommes repliés dans la maison de mes amis, qui m’ont prêté la clé (ils sont maintenant en vacances en France). Nous avons encore discuté tard puis j’ai sorti des draps, j’ai fait un lit pour Waddah dans le salon et je suis parti dans ma chambre - ce qui ne se fait absolument pas : normalement au Yémen, on dort avec son hôte, on ne le laisse pas dormir tout seul dans une maison étrangère. D’ailleurs Waddah n’a pas dormi de la nuit : se voyant embobiné, en train de livrer toutes les histoires de son quartier, comme hypnotisé… Il s’est monté la tête pendant des heures, et a finalement décidé de me mettre à l’épreuve au réveil.

Après la prière de l’aube, Waddah sort du salon et vient m’appeler depuis le seuil de ma chambre : « Mansour… Mansour… Réveille-toi, je voudrais te poser une question… ». Donc je me lève et je vais vers lui en me frottant les yeux, debout en caleçon sous la lune. Et Waddah me demande : « Hier soir, avec toutes tes questions, est-ce que tu cherchais à établir une relation avec moi ?… ».

Une relation

Traverser le viol, comme on traverse un torrent en montagne : en sautant sur une pierre adéquatement placée à mi-parcours. Une pierre qu’on a longuement étudié depuis la rive, questionné du regard, de peur qu’elle ne se retourne au moment décisif. Après avoir longuement erré en amont et en aval, en quête d’un meilleur passage, revenir finalement au même endroit. Scruter le dos sec de cette pierre, chauffé par le soleil. Qu'est-ce qui lui vaut d'être ainsi dressée, si fièrement parmi les courants? Tenter d'en deviner l’assise, en interrogeant les remous tout autour… Enfin ne plus réfléchir : y aller.
Une fois sur l’autre rive, se retourner, soudain soulagé d’un poids et confiant pour la fin de la promenade. Voir le camarade traverser à son tour, qui trébuche et plonge sa chaussure dans l’eau, lamentablement. Comprendre que la suite de la promenade, qui pour lui ne faisait que commencer, lui sera beaucoup plus pénible : qu’il se plaindra sans cesse, et qu’il faudra le supporter.

Vingt années ont passé. Waddah vit à Marib, sur le front Est, dans une caserne poussiéreuse tenue par les forces gouvernementales, où il n’est qu’un pauvre troufion. Ces jours-ci nous échangeons sur Whatsapp, nous tentons de construire un sens partagé. Un sens qui ne passera pas par ses cousins de Taez - cette histoire qu’il n’a pas compris en octobre 2003, et que les années suivantes il n’a pas plus voulu comprendre, même s’il acceptait dignement que je retourne là-bas. Pour Waddah, l’histoire s’est toujours résumée à cette mésaventure stupide : cette chaussure plongée dans l’eau qui n’a jamais vraiment séché depuis vingt ans, et dont l’odeur nauséabonde se dégage jusqu’en lui-même.

Waddah est un pauvre troufion, affecté à la surveillance d’un stupide check-point pour le compte de son patron - le même Oncle qui lui avait trouvé son poste dans une banque. Waddah n’avait aucune qualification (contrairement à Ziad) : au comptoir d’accueil d’un immense open-space, rempli de comptables à leur bureau, il était payé pour surveiller les aller-et-venues. Waddah présentait bien cependant, il avait suivi une scolarité secondaire : peut-être en d’autres circonstances il aurait pu évoluer, Dieu seul le sait. Quand je vois les photos de cette époque, je ne peux m’empêcher de le penser.

Avant 2011, Waddah se demandait toujours pourquoi je le recontactais, chaque année à ma descente de l’avion. Il répondait dignement et nous nous voyions, mais il finissait toujours par me demander, à un point de la conversation : « Qu’est-ce que tu me veux au juste ? ». Je ne le savais pas plus que lui, c’était juste logique : une sorte de rituel, avant de prendre mon car pour Taez. Et bien sûr, je ne lui disais jamais au revoir avant de repartir.
En 2011, Waddah est le seul qui m’ait contacté, le seul qui faisait le lien entre ma recherche et la Révolution, un mail qui disait : « Tu avais raison », reçu dans les premières semaines du mouvement. À cette époque Yazid ne me parlait plus, il m’a parlé seulement trois ans plus tard, et nous n’appartenions déjà plus au même monde.
Mais Waddah, à partir de 2011, n’a jamais cessé de me recontacter à intervalles réguliers, tous les six mois ou tous les ans. J’ai toujours reçu ses messages avec ambivalence, avec un dégoût léger : comme on reçoit les instructions d’un supérieur hiérarchique, enrobées d’un sentimentalisme qu'on sait nécessaire. Waddah a toujours été pathétique dans ces échanges, déployant l’affection obséquieuse la plus complaisante, et l’agressivité la plus odieuse l’instant d’après - comme Daech et le Maréchal Sissi réunis dans le même personnage. Cela ne m’a jamais empêché de ressentir pour lui une forme de bienveillance et de respect, lié à la compréhension que nos destins étaient liés. Qu’à travers lui, Dieu ne faisait que me tendre un miroir. Et que la vie de Waddah, ce comptoir d’accueil ou ce check-point poussiéreux, étaient aussi métaphore de ma propre recherche. Derrière lui, il y a toujours eu ce Diable des sciences sociales, dans les bras duquel en octobre 2003 je me débattais déjà. Il s’exprimait aussi par la voix de Waddah, dans l’incident relaté, c’était déjà évident.

Pactiser avec le Diable pour revenir chez moi. Et s’apercevoir finalement, quelques mois plus tard, que chez moi n’est plus rien. Alors reprendre la route (Juin 2004).
Traverser le viol comme on traverse un fleuve, à la nage. Espérer atteindre l’autre rive avant l’épuisement, avant l’Estuaire, qui nous rendra tous au vaste océan. Fixer les étoiles pour garder le cap, et composer tout de même avec le courant. Accepter chaque jour de s’éloigner d’avantage, sans savoir pour quelle terre au juste, le cœur confiant.

1)
J’ai construit mon questionnement autour de la notion d’homoérotisme*, c’est-à-dire les mirages d’homosexualité, et leurs éventuels effets performatifs. Je parlais de la dimension genrée de la sociabilité masculine, des paradoxes de la perception, de l’importance de ces phénomènes pour la réflexivité* d’enquête. Mes interventions semaient le trouble, mais je l’assumais. Si le lecteur tenait à s’interroger sur ma vie personnelle, je le laissais libre d’imaginer ce qu’il voulait : homosexuel ? Hétérosexuel ? Bisexuel ? J’étais surtout aux prises avec la complexité du réel, et j’avais surtout à cœur de diffracter ces catégories. En cela j’étais bien en phase avec l’anthropologie contemporaine.
À un certain stade, j’ai fait rentrer l’islam dans cette affaire, avec exactement la même ligne de conduite. J’évoquais une conversion sur le terrain, geste d’une ambiguïté fondamentale, que je ne cherchais pas à lever. En cela ma recherche était complètement laïque, elle était pudique aussi, ce qu’elle est restée jusqu’à aujourd’hui.
2)
J’ai aimé vivre là (2021), réalisé par Régis Sauder sur des textes d’Annie Ernaux. Le documentaire s’intéresse à la ville-nouvelle de Cergy, fondée en 1970 à 30 km de Paris. Rompant délibérément avec le genre du « reportage sur la banlieue », le film raconte en fait l’utopie associée à cette ville.