Le 11 Septembre 2001

Une expérience d'atomes froids (condensat de Bose-Einstein), ici au MIT, en 2001.

(Premier jet le 10 mars 2022, initialement sous le titre “Poutine et moi”. À peaufiner)

En septembre 2001, j'avais vingt et un ans et je faisais mon stage de maîtrise sur une manipulation d'atomes froids, au troisième sous-sol de l'Institut d'Optique d'Orsay. J'avais commencé trois ans plus tôt à apprendre l'arabe auprès d'un camarade de classe préparatoire, et je venais de découvrir le Yémen au mois de juillet, avec la classe d'arabe de l'Ecole Normale Supérieure. Pour ce stage, j'étais encadré par un jeune doctorant, Georges, qui s'arrachait les cheveux jour après jour sur cette énorme machine, pendant qu'un doctorant plus avancé, Nicolas, rédigeait sa thèse devant une fenêtre, dans un bureau où l'on captait la radio. Nicolas est descendu nous prévenir lorsqu'un avion s'est écrasé sur l'une des deux tours jumelles de New York. Au deuxième avion, j'ai demandé à prendre mon après-midi. On disait que rien ne serait plus jamais comme avant. Mais dès le lendemain, chacun était de retour à son poste de travail. Cependant un mois plus tard, après la reprise des cours, j'annonçais à la Direction de l'Ecole mon intention de me réorienter progressivement vers les sciences sociales. Et deux ans plus tard, je repartais au Yémen pour mon premier terrain dans un quartier de Taez, la troisième ville du pays, sur lequel je me suis arraché les cheveux pendant une dizaine d'années.

Ici je dois ajouter un détail. En septembre 2001 j'avais vingt et un ans, et j'étais toujours puceau. Mon adolescence avait été marquée par la maladie puis le décès de mon père, lui-même chercheur en physique des semi-conducteurs. J'avais alors seulement dix-huit, trop jeune encore pour qu'il puisse m'expliquer la physique quantique. En 2001 si je poursuivais dans cette « voie royale », c'était seulement pour suivre sa trace mais mon ambivalence était grandissante, à mesure que les « grands mystères » de cette physique se dévoilaient à moi dans leur terrible banalité1). Je cherchais confusément une porte de sortie, mais je n'avais pas beaucoup de pistes à part ma passion pour le monde arabe, ma pratique de la photographie, peut-être mon goût pour le cinéma documentaire. Au mois d'août 2001, une camarade du cours d'arabe susurre à mon oreille le doux mot d'anthropologie. Ma conversion aux sciences sociales coïncide en fait avec mon entrée en sexualité.
⇒ Implications à développer, voir la page : Mon pucelage (chantier).

Donc avant même de démarrer, j'avais une sacrée dette personnelle à l'égard de Ben Laden! Et je me rendais bien compte que cela posait question, quant à mon objectivité dans ma future enquête, mais que faire? Passer toute ma vie comme une veuve de guerre, me lamentant d'avoir perdu mon père et de divers traumatismes hérités de mes aïeux? J'avais bien le droit de tracer ma route. Ce serait justement le challenge, d'atteindre une forme de rigueur réflexive dans mes rapports avec les Yéménites. Je me sentais armé pour cela, étant issu d'une mère psychiatre et psychanalyste. D'ailleurs je n'allais pas tarder à rencontrer une alliée intellectuelle de poids en la personne de Florence Weber, directrice du département de sciences sociales de l'ENS, et spécialiste de l'ethnographie réflexive. J'allais être porté les années suivantes par une conception bien française des sciences sociales, de leur unité, de leur possible rigueur scientifique ; aussi par la fierté de mon pays dans cette période historique, culminant dans le discours de Dominique de Villepin devant l'Assemblée des Nations Unies, le 14 février 2003.


En septembre 2007, au cours de mon quatrième séjour de terrain, je décide de me convertir à l'islam. Dans ce quartier où l'on me connaît comme le loup blanc, où depuis l'été 2003 on a suivi mon cheminement et toutes mes péripéties, j'entre dans la mosquée du jour au lendemain, sans rien demander à personne. En fait je me convertis pour rompre avec une situation ethnographique, dont j'ai compris qu'elle était inextricable. J'ai beau vouloir assumer mes contradictions, prétendre à une certaine lucidité réflexive, je n'en finis pas de me débattre dans un théâtre d'ombres. Et voilà que Ziad met le feu à sa maison le jour de mon retour, quelques semaines plus tôt. Ma conversion est liée à cette histoire, mais aussi à un constat beaucoup plus général, d'ordre méthodologique. La société est musulmane, donc l'islam deviendra ma religion, à titre privé, mais sur un plan intellectuel et professionnel, l'argument reste strictement laïque.

Il s'agit de comprendre les conditions dans lesquelles un chercheur en sciences sociales peut garder les pieds sur terre : ne pas être dupe de ses propres écrits, garder conscience des approximations commises, l'intuition de la situation. Pour cela, certaines erreurs sont à ne pas commettre : des erreurs épistémologiques, dans lesquelles les Taezis eux-mêmes m'ont précipité. Donc je me retire progressivement. À l'époque, je suis persuadé de revenir à Taez la tête haute quelques années plus tard, afin d'y construire ma vie. Ma thèse doit justement nous permettre d'interagir sur d'autres bases, et je n'ai aucun doute que les sciences sociales vont me suivre.

En France, Nicolas Sarkozy venait d'accéder au pouvoir, et je savais combien les contradictions de la Gauche lui avaient facilité les choses. Ma conversion à l'islam, c'était mon “Appel du 18 juin”. Quelque chose comme : « Moi Vincent Planel, doctorant à l'Université d'Aix-Marseille actuellement à Taez, j’invite les chercheurs français en sciences sociales à rompre avec les facilités de l'objectivisme… » Appel que j'ai peaufiné les années suivantes, et en 2009 j'ai eu un prix du CNRS, c'est bien qu'il commençait à être entendu. Mais il y a eu les Printemps Arabes, il y a eu les attaques djihadistes. Cette interaction avec l'Islam2) sur d'autres bases, le milieu académique ne l'a jamais permis, ni la communauté musulmane elle-même.

Dix ans ont passé depuis cet échec, au cours desquels le camps Occidental n'a cessé de perdre du terrain au Moyen-Orient. Et voilà que, vingt ans après Ben Laden, un homme s'oppose frontalement à l'Occident. Par l'invasion de l'Ukraine. Je ne sais si je dois être reconnaissant à cet homme, d'exposer aussi explicitement notre “Empire du Mensonge” (analyse à venir). Vladimir Poutine est l'homme qui a décidé la destruction d'Alep, à un stade où je voulais encore croire à la révolution arabe. Ces contradictions ont aussi été les miennes, je les connais parfaitement. Et je sais qu'elles affleurent à peine à la conscience des commentateurs qui, dans leur immense majorité, n'ont jamais quitté leur poste de travail.

1)
Mon père était le fils d'un compositeur de musique, premier grand prix de Rome en 1933, mais par ailleurs autodidacte sur les autres plans, car d'extraction assez populaire. Il faudrait également évoquer la trajectoire de mon grand-père maternel, Julien Martelly (1912-2004), issu d'une famille de militaires dont il s'était démarqué en choisissant la voie scientifique. Soutenant sa thèse en octobre 1945 sous la direction de Joliot, il fera carrière au CEA et investira la mécanique quantique comme une nouvelle religion, tournant le dos à la foi chrétienne de son milieu d'origine.
2)
Il est ici question d'interaction rationnelle et institutionnelle, avec l'Islam comme réalité sociale - que je désigne avec un I majuscule, reprenant à mon compte une convention de la recherche française, gage de laïcité. Je laisse le mot « islam » pour la tradition religieuse, dont il n'est quasiment pas question dans mon travail.
Fondamentalement, je ne crois pas en “l'anthropologie de l'islam”. Je crois aux sciences sociales en contexte musulman, et à la réflexivité du chercheur, qui n'a pas besoin de s'inscrire explicitement dans une tradition religieuse particulière. Quant à ces démarches qui prétendent étudier “en toute objectivité” les traditions religieuses des autres (exigeant des croyants qu'ils se convertissent sur le champ en informateurs de leur propre croyance, sous peine de se voir accusé de “radicalisme” ou de double discours…), je ne vois là qu'une vaste fumisterie, hélas hégémonique aujourd'hui en France.