Sommes-nous vraiment l'Empire du Mensonge? Afin de clarifier les termes du débat, il semble utile de revenir à la citation exacte de Vladimir Poutine, dans son discours du 24 février dernier. Dans ce passage d'une minute et demie (de 8:00 à 9:30), le Président russe déploie un argumentaire en trois temps :

1. Sur la scène internationale le comportement des puissances occidentales relève du mensonge et de l'hypocrisie.
2. Des cohortes d'intellectuels occidentaux évoquent un Empire du Mensonge
3. Les États-Unis savent néanmoins se faire suivre de leurs satellites.
   Cette situation dans son ensemble mérite une qualification d'Empire du Mensonge.

Dans les grandes lignes, Poutine se livre à une “anthropologie” de l'Occident. Il ne dit pas “L'Occident est l'Empire du Mensonge”. Il dit : “Des intellectuels occidentaux parlent d'un Empire du Mensonge”, en ajoutant non pas “…et je suis d'accord avec eux”, mais plutôt : “…et la vérité de cet énoncé s'impose d'elle-même.” Il y a de l'ironie dans cette phrase (et le sourire qui va avec sur son visage impassible…). Poutine dit son mépris pour les intellectuels en question, plus que son mépris pour ledit Empire, comme il l'exprime en substance juste après : les Etats-Unis sont un grand pays, qui laisse ses intellectuels dire n'importe quoi mais sait tout de même se faire suivre par ses satellites.

C'est ce paradoxe tout entier qui justifie l'appellation. Paradoxe qui caractérise l'État moderne issu de la chrétienté latine, depuis les guerres de religion : loin d'affaiblir l’État, l'expression des divergences renforce en fait son pouvoir (c'est le principe du Léviathan de Hobbes). Une évolution que le monde orthodoxe contemple en position de spectateur, n'ayant pas connu ces guerres de religion du XVIème siècle.

Ces jours-ci, bon nombre de spécialistes pointent l'enracinement de Poutine dans la tradition orthodoxe. Pour ma part je ne parle pas russe, je ne connais pas la Russie, je n'ai aucun moyen d'en juger. Je retiens cependant deux constats :

1. le positionnement de Poutine vis-à-vis du jeu international renvoie effectivement à la position structurelle de la chrétienté orthodoxe, au sein de la matrice monothéisme.
2. mais chez les commentateurs occidentaux, il existe une tendance tout aussi structurelle à “écraser” cette complexité dans une détermination univoque : Poutine pense orthodoxe parce qu'il est orthodoxe. C'est le biais essentialiste (ou "principe dormitif") des mauvaises sciences sociales, incapables de penser leur relation à l'objet.

Qu'il y ait chez Poutine un enracinement conscient dans cette tradition, cela n'empêche que son discours porte bien au-delà, précisément en vertu de la structure qui relie les différentes traditions monothéistes.

Vladimir Poutine n'est pas Ben Laden. Lorsqu'il utilise l'expression “L'Empire du mensonge”, il ne se positionne pas dans un “choc des civilisations”. Au contraire il dit “Nous” (“Chers citoyens russes, chers amis…”). Et quand les intellectuels disent : “il nous traite d'Empire du Mensonge”, ils confirment en fait le constat, et scient la branche sur laquelle ils reposent. En somme, Poutine piège les intellectuels dans une double contrainte. Ce que ne faisait pas Ben Laden, ce que ne font pas les musulmans d'une manière générale. Mais nos élites projettent leurs contradictions sur l'extérieur, elles ont pris cette habitude depuis trente ans, donc comment s'en rendraient-elles compte aujourd'hui?

Le monothéisme est un prisme, d'un point de vue anthropologique : quelque chose qui dévie les rayons lumineux, d'une manière surprenante mais relativement prédictible, et avec lequel nous pouvons composer. En fait nous n'avons pas d'autre choix.