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Gaza, après Versailles et la cybernétique

En avril 1966, devant les étudiants californiens de la beat generation, l’anthropologue et cybernéticien Gregory Bateson (1904-1980) évoquait les circonstances entourant l’adoption du Traité de Versailles en 1919, et ses conséquences sur le fonctionnement de l’ordre international…

« …Nous, les anciens, nous savons comment nous en sommes arrivés là. Je me souviens de mon père, lisant les Quatorze Points au petit déjeuner et s’exclamant : “Mince alors ! Ils vont leur accorder un armistice décent, une paix décente !”, ou quelque chose dans ce goût-là. Et je me souviens aussi de ce qu’il proféra lorsque le traité de Versailles fut finalement signé. Je m’abstiendrai de répéter ses propos, qui sont impubliables. Alors, vous voyez, moi, je sais plus ou moins comment nous en sommes arrivés là… » (26:08 / p.274)

Gregory Bateson, « De Versailles à la cybernétique »,
conférence du 21 avril 1966 à l’Université de Californie – Sacramento,
reprise dans le deuxième tome de Vers une écologie de l’esprit (Seuil 1980), pp. 269-278.
Enregistrement audio sur le site California Revealed.

Un an plus tôt en 1965, les Etats-Unis s’étaient engagés militairement au Viet-Nam dans l’opération Rolling Thunder, campagne massive de bombardements aériens qui fut abandonnée deux ans plus tard, après avoir fait tomber sur le Viet-Nam autant de bombes qu'il en était tombé sur toute l'Europe de l'Ouest lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, Bateson s’exprime avec la distance d’un anthropologue, et cette actualité n’apparaît pas explicitement dans le texte :

« Ce qu’il nous faut faire lorsque nous regardons l’Histoire, c’est distinguer entre l’étiologie - comme diraient les médecins - et les symptômes. Les gens meurent de symptômes, bien sûr ! Et pour les historiens, les civilisations meurent de symptômes. Mais si vous voulez comprendre l’Histoire, il faut regarder l’étiologie. Et celle-ci agit continuellement de différentes manières, liées aux différentes époques auxquelles les gens font leur entrée sur la scène de l’Histoire. Ceux qui ont vécu Versailles ont une vision d’ensemble différente de ceux qui sont venus après, qui se sentent fous dans un monde fou, sans savoir comment ils se sont retrouvés là. » (36:08)

Tombe de John Bateson à Passchendaele (Belgique), un peu au nord de Lille. Tombe de John Bateson à Passchendaele (Belgique), un peu au nord de Lille.

Institut Gregory Bateson de Liège :
La jeunesse de Gregory Bateson va être marquée par la mort violente de ses deux frères. En 1918, un obus allemand explose aux pieds de John, le tuant sur le coup, et Martin se suicide d’une balle dans la tête en 1922, le jour de l’anniversaire de son frère aîné. A ce moment-là, pour la première fois, toute l’attention des parents Bateson se tourne vers Gregory, qui commence ses études de zoologie au St John’s College de Cambridge…

Ordre international et doubles contraintes

Que Bateson a-t-il à nous dire du Traité de Versailles ? Que celui-ci imposait à l’Allemagne des sanctions financières intenables, qui menèrent inéluctablement à la Seconde Guerre Mondiale ? Là-dessus, tous les historiens s’accordent aujourd’hui, et d’ailleurs Hitler lui-même l’a toujours exprimé clairement. Mais Bateson nous dit quelque chose de plus : en quelques phrases, il restitue le Traité de Versailles sous un aspect comportemental, produit de l’interaction cumulée de plusieurs acteurs ou chefs d’États, mais résultant aussi de certaines attitudes.

Notamment, Bateson pointe le rôle des communicants de l’entourage du Président Wilson, particulièrement funeste à ses yeux : un journaliste du nom de George Creel (1876-1953) qui présida le Committee on Public Information, chargé de justifier l’entrée en guerre auprès de l’opinion américaine. Creel fut l’artisan des fameux Quatorze Points, présentés au Congrès par Wilson en janvier 1918. À l’heure d’envoyer d’importants renforts sur le Vieux Continent, il fallait annoncer aux Américains l’avènement d’un monde merveilleux en échange de leur sacrifice, un monde fondé sur le « libre échange » et le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (la formulation exacte apparaîtra un peu plus tard, mais l’idée figure déjà - voir notamment les points n°4 et n°12). Bien entendu, ce discours s’adressait également au monde, la commission Creel ayant également pour tâche d'assurer la diffusion des idéaux américains à l'étranger - aussi tant qu’à faire auprès des puissances ennemies… Et Bateson de constater (en bon inventeur de l’approche systémique en psychologie) :

(20:42 / p.272) « Promettez donc quelque chose à votre fils et reniez votre promesse tout en brandissant tout haut de grands principes moraux, vous verrez non seulement votre fils très en colère contre vous, mais aussi son comportement moral se détériorer au fur et à mesure qu’il sentira sur sa peau le coup de fouet des injustices que vous lui faites.
Ainsi, non seulement la Seconde Guerre mondiale fut la réponse appropriée d’une nation qui avait été indignement traitée, mais surtout ce genre de traitement eut comme conséquence nécessaire la corruption de la nation. Et la corruption de l’Allemagne entraîna notre propre corruption. C’est la raison pour laquelle je disais que le traité de Versailles était un tournant pour l’histoire de nos comportements. »

Après Versailles, l’ordre international en est venu à reposer sur des doubles contraintes* : voilà ce que Bateson essaie de nous dire. Laissons-le maintenant nous présenter son enthousiasme pour la cybernétique*, ces fameuses Conférences Macy dont il fut l’un des membres fondateurs (en 1942, puis de 1946 à 1953), et qui débouchèrent finalement sur l’invention des ordinateurs :

(37:09 / p. 275) « Je voudrais, maintenant, vous parler de cet autre événement historique significatif qui est survenu au cours de mon existence. Nous pouvons le placer à peu près dans les années 1946-1947. Il s’agit du développement simultané d’un certain nombre d’idées qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, sont parvenues à éclore en différents lieux. Nous pouvons appeler cet ensemble d’idées cybernétique, ou théorie de la communication, ou théorie de l’information, ou encore, théorie des systèmes. »
(40:17 / p.276) « Dans les termes de cette théorie forte, un message sur la guerre ne fait pas partie de la guerre. Le message : “Jouons aux échecs”, n’est pas un mouvement dans le jeu d’échecs lui-même. C’est un message formulé en un langage plus abstrait que celui du jeu qui se déroule sur l’échiquier. Le message : “Faisons la paix dans telles ou telles conditions”, n’appartient pas au même système éthique que les supercheries et les ruses du combat. (…) Depuis des siècles, les hommes estiment que la tromperie dans l’établissement de la trêve ou de la paix est bien pire que la ruse de guerre. Ce principe éthique reçoit, aujourd’hui, un support théorique et scientifique. On peut désormais considérer l’éthique de façon formelle, rigoureuse, logique, mathématique, et l’on peut la fonder sur d’autres bases que de simples sermons faits d’invocations. Nous n’avons plus à « ressentir » les choses d’une façon ou d’une autre ; nous pouvons parfois savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Si j’ai parlé de la cybernétique comme du deuxième événement historique important de ma vie, c’est parce que j’ai l’espoir - assez mince, il est vrai - que nous pourrons utiliser ce nouveau savoir avec plus d’honnêteté que de coutume.

Voici la rencontre entre la pensée sociologique et l’histoire du XXe siècle : la manière dont l’Europe, ou plus largement l’Occident, a tenté de surmonter le cataclysme moral des deux guerres mondiales. Rencontre dont les implications organisent nos vies jusqu’à ce jour. Mais qui se souvient aujourd’hui du sens original du mot « cybernétique », pour Gregory Bateson et les acteurs de cette révolution intellectuelle ? Qui se souvient de l’espoir de cette période d’après-guerre ? L’espoir qui sous-tendait les techniques d’éducation nouvelle, de développement personnel, de management par la créativité : toutes ces inventions plus ou moins californiennes qui ont transformé notre monde, et dont nous ne voyons que laideur aujourd’hui. La promesse s’est envolée à l’évidence, elle a été dérobée. Mais par qui ?

(46:47 / p. 277) « Bien que, pour ma part, je croie que la cybernétique est un des plus beaux fruits que nous ayons cueillis sur l’Arbre de la Connaissance depuis deux mille ans, je pense aussi qu’il ne faut pas oublier, pour autant, que la plupart des fruits auxquels nous avons goûté jusque-là se sont avérés plutôt indigestes - et généralement pour des raisons cybernétiques. Si la cybernétique contient en elle-même assez d’intégrité pour nous aider à ne pas succomber à sa propre séduction, et sombrer à nouveau dans la démence, nous ne pouvons pas non plus nous en remettre entièrement à elle pour nous tenir éloignés du péché.
Pensons à ces nombreux pays où les ministères des Affaires étrangères utilisent les ordinateurs et la théorie des jeux, pour décider de leur politique internationale. Comment est-ce que cela se passe ? On commence par repérer ce qu’on croit être les règles du jeu de l’interaction internationale ; on considère ensuite la répartition géographique des forces, des armes, des points stratégiques, des revendications, etc. ; puis on demande à l’ordinateur de déterminer le prochain mouvement, de telle sorte que les risques de perdre au jeu soient réduits au minimum. L’ordinateur démarre, vibre, donne une réponse, et c’est alors qu’il y a quelque tentation à y obéir. Après tout, si l’on suit les ordres de l’ordinateur, on est un peu moins responsable que si l’on prend soi-même la décision. Or, en suivant les ordres de l’ordinateur, ou approuve implicitement les règles du jeu qu’on y a introduites. On affirme ces règles du jeu.
Etant donné qu’il est évident que, de leur côté, les autres nations disposent elles aussi d’ordinateurs, qu’elles jouent à des jeux similaires, et qu’elles affirment aussi ces mêmes règles du jeu qu’elles introduisent dans leurs ordinateurs, le résultat, c’est donc un système dans lequel les règles de l’interaction internationale deviennent de plus en plus rigides. »

Une torpeur cybernétique

Tweet de Catherine Colonna, Ministre des Affaires Étrangères, le 17 décembre 2023.

« Ni silence, ni déni : des violences sexuelles atroces ont été perpétrées par les terroristes du 7 octobre. Elles doivent être universellement reconnues, fermement condamnées, et leurs auteurs sévèrement punis. Témoignages glaçants des femmes engagées dans cette cause. »

Tweet de Catherine Colonna, Ministre des Affaires Étrangères, le 17 décembre 2023.

Tandis que les Palestiniens subissent depuis deux mois la guerre la plus radicalement asymétrique de l’Histoire - qui n’a rien à envier aux bombardements du Viet-Nam, et après plusieurs décennies d’une humiliation économique et territoriale, devant laquelle celle imposée à l’Allemagne par le Traité de Versailles semble bien dérisoire… - l’Histoire retiendra que la diplomatie française s’activait en vue de la reconnaissance « universelle » de supposées violences sexuelles, commises le 7 octobre par les combattants Palestiniens.

Le tweet est accompagné de photos : la ministre échangeant avec lesdites femmes engagées, puis debout devant la porte ouverte d’un container réfrigéré, contenant manifestement des corps bien réels. On pense aux cimetières militaires du Nord de la France, aux cérémonies officielles sur la tombe du Soldat Inconnu. Avec une différence majeure : ces victimes-là étaient des civils. Mais comme, depuis la Seconde Guerre Mondiale, l’essentiel des victimes de tous les conflits armés. Les victimes israéliennes de 2023 ont-elles pour autant été violées ? La ministre emboîte ici le pas à une campagne de presse, qui s’est développée surtout ces dernières semaines, dans l’industrie médiatique mondialisée. Quand on se penche sur les articles, on trouve une sorte de bricolage mêlant toutes sortes d’atrocités, dont la dimension sexuelle réside d’abord dans le regard de témoins traumatisés, ensuite dans l’intention présumée des « terroristes », enfin et surtout dans la connivence du lecteur, censé terminer par lui-même la démonstration : retenir des viols au sens strict derrière toutes ces « violences sexuelles atroces ».

Bien sûr, n’excluons pas la possibilité que des viols aient été commis : aucune armée n’est irréprochable, quelle que soit l’époque de l’Histoire. Mais cette campagne porte surtout la marque de notre civilisation cybernétique actuelle, celle des réseaux sociaux inondés par l’information en temps réel. Une information continue qui, pourtant, se met parfois en pause comme par magie sur un évènement donné, la conscience collective en arrêt. La télécommande serait-elle entre les mains des grands de ce monde ? Du capitalisme mondialisé ? De la juiverie internationale ? Pour beaucoup de gens, l’affaire est entendue. Bateson parlerait à ce propos d’« erreur du concret mal placé »*, une pathologie cognitive et intellectuelle…

On prétend que la communauté musulmane, derrière ses convictions anti-sionistes, serait particulièrement ravagée par l’antisémitisme. Personnellement je ne le crois pas. Si c’était le cas, aucun juif de cette planète ne s’aventurerait aujourd’hui à marcher dans la rue, au vu de l’actualité. Si c’était le cas, nous vivrions depuis longtemps dans un monde digne de Total Recall, une serre d’atmosphère artificielle sur une planète hostile. Non : les musulmans savent quelque chose qu’ils ne savent pas nous dire. Et ce quelque chose a à voir avec les origines anthropologiques de la révolution cybernétique.

Le paradoxe du musulman diplômé

Gregory Bateson était un homme de la guerre froide, obsédé par les dangers de la course aux armements - c’est-à-dire par l’affrontement symétrique de grandes puissances, dotées de moyens technologiques équivalents. Il est décédé en juillet 1980, soit à l’aube de la Révolution Iranienne de 1979, première irruption de l’islam politique dans les relations internationales, qu’il ne semble pas avoir spécialement commenté. Il a été témoin de la guerre du Viet-Nam mais pas de la première Guerre du Golfe : le blocus imposé à l’Irak pendant une décennie, avec la mort d’un demi-million d’enfants, justifiée à l’époque par la secrétaire d’État américain Madeleine Albright (CBS, 12 mai 1996). Il n’a pas connu les représailles terroristes menées en septembre 2001 par Oussama Ben Laden, et l’enlisement militaire ultérieur des États-Unis. Ni la « Guerre contre la Terreur » de George W. Bush, ni sa reprise dans les années 2010 par des élites politiques européennes en pleine déroute. Nul doute que les paradoxes de cette situation l’auraient beaucoup intéressé. Mais aurait-il su seulement les penser ?

Par certains aspects, ce grand anthropologue restait porteur d’une culture classique européenne très ordinaire : une culture qui sautait directement de l’Antiquité gréco-latine à la Renaissance, ayant à peine conscience d’un Moyen-Âge dominé par la civilisation islamique, et de son importance dans la formation du monde moderne. C’est cette culture-là qui sous-tend son diagnostique : Bateson voit le Traité de Versailles comme une sorte de « péché originel » des relations internationales, comme dans le domaine scientifique l’oeuvre de René Descartes, « péché originel » pour les sciences du vivant. Son diagnostique ne remonte pas beaucoup plus loin.

Or une autre question s’impose aujourd’hui, au vu de la tournure des évènements ces dernières décennies : qu’en est-il de l’islam ? Dans un monde de plus en plus régi par des doubles contraintes, existe-t-il une condition spécifique aux musulmans ? Et par musulman, j’entends aussi bien ceux qui sont sous les bombes, soumis à des blocus ou à des conditions économiques intenables, que ceux qui travaillent au plus près de la puissance mondiale, dans les « relations publiques » de telle ou telle institution (y compris au sein des sciences sociales) : je parle des musulmans diplômés.1)

Qu’est-ce qui caractérise l’éducation moderne, d’un point de vue anthropologique ? C’est une éducation qui s’effectue dans des institutions, auprès de professeurs ayant rompu avec la tradition ancestrale du rapport maître-disciple : des professeurs qui prétendent élever leurs élèves en les prenant dans des doubles contraintes.
Le cas de cette conférence est exemplaire : Bateson a parfaitement conscience du paradoxe de cette « éducation nouvelle », qu’il prend justement le parti de pousser jusqu’à son comble.

« De votre point de vue, nous sommes tous complètement fous et, vous-mêmes, vous ignorez quel genre d’événement historique nous a menés à cette folie. »

Bateson demande à ses étudiants de le considérer comme fou, et en même temps d’admettre leur ignorance : il leur propose d’entrer dans une double contrainte. L’espoir californien se forge dans cette rencontre, face-à-face d’un vieux britannique éduqué à Cambridge et d’une jeunesse californienne idéaliste. Quelque chose comme le retour du fils prodigue (Luc 15:11–32), grande réconciliation familiale, au petit déjeuner d’un jour nouveau. Elle obéit néanmoins à certains codes, religieusement définis, et Bateson en avait aussi conscience :

« Mon père, le généticien William Bateson, avait l’habitude de nous lire un passage de la Bible à chaque petit déjeuner, et cela pour que nous ne grandissions pas comme des athées écervelés. »

« California’s anti-evolution ruling » in BioScience, vol. XX, 1970
(repris dans Vers une Écologie de l’Esprit)

Connaissant la culture biblique de ses interlocuteurs, Bateson multiplie les clins d’oeil, que nous ne percevons plus nécessairement aujourd’hui (notamment la citation de Jérémie 31:29-34, en ouverture de la conférence). Bateson leur dit en substance : « Vous êtes des puritains ; le puritanisme a largement contribué au merdier actuel ; mais persistez dans votre puritanisme : celui-ci pourrait bien nous mener quelque part… » (écouter vers 53:32). Bateson a cette honnêteté intellectuelle de confronter les étudiants californiens aux prémisses religieuses de leur propre pensée. Et cette précaution est un vade mecum : pour le déploiement d’une pensée cybernétique équilibrée, elle est en fait indispensable.

Mais rapatriée dans la Vieille Europe, cette manière de faire butte sur le principe de laïcité, sur l’expérience ancestrale des guerres de religion, et sur les plaies plus récentes de la Collaboration. On s’approprie « l’éducation nouvelle », mais la dimension religieuse de l’exercice reste tabou. On pratique une cybernétique dé-culturée, dé-moralisée par déculturation.

Chez les musulmans par contre, le passage par l’éducation moderne n’efface jamais la conscience des paradoxes dont parle Bateson. Et plus l’éducation se veut « nouvelle », plus elle réactive l’appartenance religieuse. Si vous criminalisez de surcroît toute référence théologique, même dans le cadre contrôlé de l’institution scolaire, alors la tentation est grande pour les musulmans diplômés de s’en tenir strictement aux règles du jeu : attraper son diplôme et trouver un job quelque part. Respecter les frontières disciplinaires, ne pas chercher le pourquoi du comment, laisser les choses aller comme elles vont. Et tant pis si ce comportement d’année en année, de décennie en décennie, conduit tout l’appareil universitaire vers l’abîme.

(19:53 / p.272) « …Ce fut là une des plus grandes braderies de l’histoire de notre civilisation. Un événement des plus extraordinaires, qui a conduit presque directement et inéluctablement a la Seconde Guerre mondiale. Il a conduit également - et cela est peut-être encore plus intéressant que l’enclenchement de la Seconde Guerre - à la dégradation de la vie politique en Allemagne [the total de-moralization of German politics]. »

Derrière l’obsession « islamophobe » des élites françaises, qui explique la ligne diplomatique de notre pays à Gaza, il y a une intuition fondamentale : le raisonnement appliqué autrefois à l’Allemagne nazie, creuset de la réconciliation européenne, ne saurait être appliqué à l’Islam. On commettrait alors une erreur de type logique : on oublierait que par dessus les sciences sociales, l’Islam nous regarde, qu’il n’est pas totalement pris dans le jeu. Restons donc focalisés sur les « violences sexuelles » du 7 octobre, jusqu’à ce que les musulmans s’entendent entre eux… Réaction diplomatique indigne, absolument pathétique, mais qui est un aveu de faiblesse de nos élites politiques.

Par ailleurs d’un point de vue anthropologique, ce diagnostique n’est pas complètement dénué de pertinence : l’islam peut être pris dans des doubles contraintes sans en être pour autant « dé-moralisé ». Si la situation des Palestiniens n’inspire pas la compassion des Européens, c’est qu’elle réactive chez eux une expérience structurelle diffuse. Une expérience qui échappe à toute formulation rationnelle, mais qui n’en est que plus indubitable : les musulmans diplômés imposent à l’Europe un nouveau Traité de Versailles. Et bien sûr, cette situation n’est pas plus formulée par les diplômés en question. Gagnés par l’inculture théologique ambiante, ils restent habités par un malaise persistant…

Cette expérience subjective découle directement de la position spécifique de l’islam dans la matrice monothéiste* de l’histoire des idées. À toutes les époques de l’Histoire, les sciences islamiques ont stimulé le développement de disciplines auxiliaires telles que la logique, la grammaire et la phonologie, l’histoire ou encore la sociologie. Il n’y a aucune raison valable à ce que la cybernétique, ou la théorie des systèmes, ne soit pas intégrée au corpus de ces sciences auxiliaires. Or jusqu’à présent, si l’oeuvre de Bateson a fait l’objet d’une réception musulmane, c’est uniquement de manière détournée : à travers une réception « sauvage » de la Programmation Neuro-Linguistique (PNL). Poule aux œufs d’or du développement personnel, développée par Richard Bandler et John Grinder (élèves de Bateson) dans la Californie des années 1970 ; diffusée dans le monde arabe dans les années 1980, par l’entrepreneur canado-égyptien Ibrahim Elfiky ; reprise dans les années 1990 par des prédicateurs de la classe moyenne tels qu’Amr Khaled, et finalement dans les pays du Golfe, par le revival néo-hanbalite des années 2000, menant aux relectures contemporaines d’auteurs médiévaux tels qu’Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350). En somme, les musulmans ont parfaitement intégré la leçon batesonienne, mais en contournant totalement les sciences sociales et les disciplines universitaires modernes.

Avoir fait mauvais usage des fruits du verger californien : là est la responsabilité historique des musulmans diplômés. Avoir cueilli le fruit de la cybernétique sans prendre soin de planter l’arbre, qui pour s’épanouir avait pourtant besoin du terreau musulman. Ce remord, ils ne savent pas le formuler, mais ils ne peuvent pas totalement l’oublier non plus.

Conclusion

Dans cette conférence prononcée en Californie en 1966, Gregory Bateson évoque la dé-moralisation de l’Allemagne, dont il analyse cybernétiquement les circonstances. De cette pensée cybernétique, il souligne ensuite la dimension morale, avec le mince espoir d’une re-moralisation de la Civilisation. Il entrevoit aussi le risque d’une dé-moralisation généralisée de la cybernétique, dont il n’imagine pas encore la forme (il craint surtout la course aux armements), mais dont il sent qu’elle exclurait toute possibilité de rédemption.

De nos jours, la dé-moralisation de la cybernétique est une réalité évidente. J’ai voulu suggérer dans ce texte que les musulmans avaient une part de responsabilité dans ce processus, et surtout qu’ils continuent d’en avoir conscience, quand beaucoup d’autres ne savent simplement plus comment ils sont arrivés là. De manière subconsciente, l’islam sait qu’il n’a pas vraiment joué son rôle, eut égard à sa place antérieure dans l’histoire des idées ; qu’il a répondu à l’appel du « droit des peuples à disposer d’eux-même », mais sans tout à fait prendre en charge les responsabilités associées, à l’égard du monde. Ou dit autrement, que la corruption de l’Europe a entraîné sa propre corruption.

Mais l’année 2011, dans le monde arabe, a représenté le sursaut d’une conscience morale indépendante du rapport postcolonial. Et nous sommes entrés depuis dans un nouveau cycle, avec le repli de chaque région sur ses ressources morales propres. Dans ce contexte, le désarroi des élites européennes est le principal facteur de déstabilisation géopolitique. Il produit cette guerre civile larvée au plus haut niveau de l’administration américaine depuis 2016, qui fait peser sur l’ensemble du monde une incertitude considérable, et dont découle cet enlisement terrible à Gaza.

Nous Européens devons résister à la tentation de croire que le problème se situe « là-bas dehors »GB8 : tentation d’affirmer sa conscience intellectuelle et morale, sans prendre en compte sa propre implication dans le système cybernétique, dont le piège se refermerait alors sur nous tous. La focalisation actuelle sur le Proche Orient doit au contraire nous renvoyer vers nous-mêmes, vers les ressources d’un sursaut que le monde attend.

Antony, 18-24 décembre 2023.

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1)
Rappelons par ailleurs que la population de Gaza est l’une des plus instruite du monde arabe, et que le passage par l’éducation moderne est une caractéristique du mouvement des Frères Musulmans depuis l’origine.
fr/explorer/auteurs/gregory_bateson/versailles.txt · Dernière modification : 2023/12/25 06:31 de mansour

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