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Traverser le viol

Rédigé le 27 janvier 2023
(à compléter peut-être)

Pour mener à bien mon enquête sur la société Yéménites des années 2000, j’ai dû traverser le viol. Je dis bien traverser, pas subir. Et je dis bien le viol.

Traverser le viol comme on traverse un fleuve, séparant deux pays. Un wetback, comme on appelle les Mexicains entrés illégalement aux Etats-Unis. Peu importe à quel niveau j’ai traversé, je me suis forcément « mouillé le dos ». Depuis deux décennies, c’est ce paradoxe qui m’a donné à réfléchir, et m’a beaucoup appris sur la topologie culturelle du monde. Mais bien sûr, révéler les circonstances exactes de la traversée n’avait aucun intérêt. Ça n’apportait rien à la science, et ça n’aurait fait que m’affaiblir.

J’avais donc construit mon questionnement autour de la notion d’homoérotisme*, c’est-à-dire les mirages d’homosexualité, et leurs éventuels effets performatifs. Je parlais de la dimension genrée de la sociabilité masculine, des paradoxes de la perception, de l’importance de ces phénomènes pour la réflexivité* d’enquête. Mes interventions semaient le trouble, mais je l’assumais. Si le lecteur tenait à s’interroger sur ma vie personnelle, je le laissais libre d’imaginer ce qu’il voulait : homosexuel ? Hétérosexuel ? Bisexuel ? J’étais surtout aux prises avec la complexité du réel, et j’avais surtout à coeur de diffracter ces catégories. En cela j’étais bien en phase avec l’anthropologie contemporaine.

À un certain stade, j’ai fait rentrer l’islam dans cette affaire, avec exactement la même ligne de conduite. J’évoquais une conversion sur le terrain, geste d’une ambiguïté fondamentale, que je ne cherchais pas à lever. En cela ma recherche était complètement laïque, elle était pudique aussi, ce qu’elle est restée jusqu’à aujourd’hui.

Mais depuis 2011, la topologie a changé. Des pays ont sombré, et notre propre avenir est maintenant illisible. Aujourd’hui, la communauté musulmane fait de moi un wetback dans mon propre pays. Il y a là quelque chose que je ne peux pas accepter - ou plus exactement, que je pourrais accepter s’ils n’étaient pas toujours là-bas, ceux qui m’ont écouté, m’ont fait confiance et m’ont guidé, aujourd’hui dans la faim et la guerre. Raconter ma traversée est la seule manière de les ramener parmi nous.


Hier soir, sachant qu’il me fallait encore raconter cette histoire, dans une nouvelle version à laquelle j’allais m’atteler ce matin, j’ai voulu visionner un film documentaire1), dont je savais qu’il me ramènerait vingt cinq ans en arrière au sortir de l’enfance. Car j’ai grandi moi-aussi en région parisienne, creuset de cette utopie bien particulière, liée à la soumission totale de la banlieue à la centralité culturelle de Paris. L’utopie d’une ouverture à la diversité fondée moins sur l’hospitalité que sur une forme de capitulation. Il faut dire que c’était en 2003, dans les premiers mois de la guerre d’Irak, à laquelle mon pays s’était opposé. Dans un monde en passe de devenir fou, la France passait pour le Phare de la Rationalité, et moi je sortais de mes études. J’étais certain de réussir ma mission.


Le 4 octobre 2003, il fait encore nuit, je dors profondément dans une petite maison de Sanaa, louée par deux chercheurs français qui m’ont accueilli à mon arrivée deux mois et demi plus tôt. Dans la même maison et la même chambre, sauf qu’à présent je ne rêve plus que du Yémen, de Taez, la ville où je suis immergé depuis deux mois. Je rêve de l’histoire que je raconterai plus tard dans mon mémoire de maîtrise, à partir des feuillets de mon carnet de terrain. L’histoire n’est pas encore rédigée, mais elle est déjà latente dans mon cerveau (un cerveau de francilien…). Je raconterai l’histoire d’un quartier stigmatisé, un quartier de « bons à rien », qui saura tout de même se mobiliser pour accueillir dignement l’étranger, malgré les quolibets des commerçants plus raisonnables… À ce stade tout est déjà fini. Le héros de cette histoire, Ziad, a déjà perdu la face et s’est finalement retiré dans son village. D’ici mon vol retour il reste trois semaines, que je dois encore mettre à profit. Je voudrais étayer mon récit le plus possible, et ce n’est pas facile. Je suis certain d’avoir vécu ce que j’ai vécu, mais à Taez plus personne n’accepte de m’en parler : « Laisse tomber, ce sont des histoires du vide, des histoires de désoeuvrés… ».

La maison de mes amis en 2003

Dans une autre pièce de la même maison il y a Waddah, un cousin éloigné de Ziad. Waddah a grandi à Taez mais il vient de rejoindre ses oncles dans la Capitale, pour travailler comme agent d’accueil dans une banque. Waddah n’a pas assisté à l’histoire, mais il en a entendu parler, et il a très envie de comprendre. C’est un jeune homme sensé, sérieux et digne, qui répond consciencieusement à chacune de mes questions. Cela fait déjà quarante-huit heures que nous échangeons à bâtons rompus, et que je noircis à ses côtés les pages de mes carnets. Le premier soir, nous avons dormi chez des amis à lui, à huit dans un petit local pour travailleurs célibataires. Le second soir nous nous sommes repliés dans la maison de mes amis, qui m’ont prêté la clé (ils sont maintenant en vacances en France). Nous avons encore discuté tard puis j’ai sorti des draps, j’ai fait un lit pour Waddah dans le salon et je suis parti dans ma chambre - ce qui ne se fait absolument pas. Normalement au Yémen, on dort avec son hôte, on ne le laisse pas dormir tout seul dans une maison étrangère. D’ailleurs Waddah n’a pas dormi de la nuit : se voyant embobiné, en train de livrer toutes les histoires de son quartier, comme hypnotisé… Il s’est monté la tête pendant des heures, et a finalement décidé de me mettre à l’épreuve, au réveil.

Après la prière de l’aube, Waddah sort du salon et vient m’appeler depuis le seuil de ma chambre : « Mansour… Mansour… Réveille-toi, je voudrais te poser une question… ». Donc je me lève et je vais vers lui en me frottant les yeux, debout en caleçon sous la lune. Et Waddah me demande : « Hier soir, avec toutes tes questions, est-ce que tu cherchais à établir une relation avec moi ?… ».

Je sais bien ce que Waddah a en tête : il s’imagine que je suis homosexuel. Et il n’est pas le premier, je l’ai souvent constaté depuis deux mois : les plus raisonnables sont chaque fois ceux qui me respectent le moins. Pourtant Waddah est différent, il me pose cette question poliment, s’excusant presque, je ne peux pas l’humilier à son tour. Puisque qu’il tient tant à faire partie de l’histoire, je dois me mouiller avec lui.

1)
J’ai aimé vivre là (2021), réalisé par Régis Sauder sur des textes d’Annie Ernaux. Le documentaire s’intéresse à la ville-nouvelle de Cergy, fondée en 1970 à 30 km de Paris.
fr/comprendre/processus/traverser_le_viol.1674819641.txt.gz · Dernière modification : 2023/01/27 12:40 de mansour

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