Waddah et la réflexivité d'enquête : l'empreinte sexuelle du passage à l'écriture
(Juillet 2021)
Waddah est le cousin de Ziad par la seconde épouse de son grand-père maternel, avec laquelle il habitait la belle maison blanche dans les années 1960 et 1970 - les années fastes de Hawdh al-Ashraf - tandis que la première épouse Maryam (la grand-mère de Ziad) restait au village avec ses deux filles. Dans les années 2000, les oncles de Waddah sont partis depuis longtemps vivre dans la Capitale, où ils jouissent de bons postes, et la maison est louée à des étrangers. Deux ans plus tôt, Waddah est appelé à son tour à Sanaa pour travailler dans une banque, pour le compte d’un haut responsable du Régime. Isolé dans une ville étrangère, il garde pourtant la nostalgie de sa ville natale et de son adolescence, avec ses cousins Nabil et Ziad. De passage à Sanaa début octobre 2003, vers la fin de mon premier séjour, je prends contact avec Waddah. Il se montre très motivé pour me parler, et me donner sa version de l’histoire. Mais à l’aube du troisième jour, sur une sorte de quiproquo, notre relation change de nature. Finalement, c’est à ses côtés que je passerai les dernières semaines de mon séjour, tout en mettant de l’ordre dans mes matériaux.
La relation avec Waddah est analogue à beaucoup « d’alliances d’enquête » de la sociologie post-coloniale - Florence Weber étant l’une des rares chercheuses à l’évoquer frontalement (voir la page féminisme et post-colonialité). Pour autant, Ziad était le véritable allié de mon enquête, à qui serait dédicacé mon mémoire. L’alliance avec Waddah n’était qu’une alliance de repli, après le retrait de Ziad : le symptôme d’une impasse, dont Waddah bien malgré lui se retrouvait témoin. C’était une alliance sans avenir, et que Waddah m’ait fait cette proposition sexuelle suffisait à l’exprimer.
Cependant depuis décembre 2017, de nouveaux éléments viennent complexifier cet épisode d’octobre 2003, que j’avais toujours gardé secret.
- L’avance de Waddah n’était-elle pas plutôt une question, que j’ai choisi de prendre comme une proposition sincère ? N’ai-je pas décidé moi-même de le prendre au mot pour tous les autres avant lui, qui me renvoyaient sans cesse aux mêmes contradictions ?
- Par ailleurs, le patron de Waddah n’était autre que le chef de la police politique du Régime (voir cet article, publié au moment de la guerre civile). Je le savais parfaitement au moment des faits, mais cela paraissait secondaire par rapport au mystère dont j’avais été témoin les semaines précédentes : cette histoire du Za’im, que Waddah n’avait suivi que par ouï-dire, et dont il saisissait mal encore le caractère inédit - un « printemps arabe dans un verre d’eau »…
- Ainsi, n’est-ce pas plutôt avec le Régime Yéménite que j’ai noué dans ces circonstances une alliance paradoxale, par dessus Waddah en quelque sorte ? Une alliance actant la nécessité des sciences sociales, et en même temps leur faiblesse structurelle - un talon d’Achille…
Bien entendu huit mois plus tard, j’étais incapable de saisir cette complexité. De Waddah, je savais seulement qu’il avait été piégé et contraint, au moins en partie, et que cela n’avait rien à voir avec de « l’homosexualité ». Mais moi, il fallait bien me considérer comme « homosexuel », puisque je souhaitais à tout prix retourner là-bas où ces choses avaient cours…
Mine de rien, ce petit incident m'a préservé d'une erreur épistémologique fondamentale. Surtout les chercheurs en sciences politiques, la commettent lorsqu'ils dissertent allègrement sur « le Régime », alors que ce Régime est la condition-même de leur observation. Il y là une erreur de type logique* (au sens de Bateson et de l'école de Palo Alto) : considérons la classe des observations produites dans telles et telles conditions - ce qu'on devrait appeler “régime”, rigoureusement… ; si ces chercheurs ajoutent des observations sur le régime lui-même, ils comptent la classe parmi les membres qu’elles contient…
Pour ma part, je n'ai jamais pu oublier ce petit incident, survenu juste à l’interface, entre mon premier arrachement au terrain et mon premier passage à l’écriture. Dans mon enquête, cet incident est analogue au nerf optique : tâche aveugle sur le fond de la rétine, mais sans lequel il n’y aurait pas de perception du tout.
- Voir la conclusion de ma maîtrise (juin 2004), « Enquêter à l'ombre du stigmate » où j'esquisse une méthodologie de la honte.