Outils pour utilisateurs

Outils du site


fr:comprendre:personnes:mohammed_ali

Mohammed Ali

L’informateur silencieux

Mohammed Ali« À Mohammed Ali »
Dédicace du mémoire tiré de ma seconde enquête : Al-Gawla (le rond-point). Ethnographie et Ségrégation sur le Rond-Point des Hommes de Peine (DEA soutenu en 2005).
Voir également mon article « Les hommes de peine dans l'espace urbain : spécialisations régionales et ordre social à Taez » (note n°12 mentionnant Mohammed Ali).

Mohammed Ali parmi les Asbur en 2004 (deuxième en partant de la droite).

Qu'est-ce qui différencie les interlocuteurs de ma première enquête, et ceux rencontrés après la première sociologisation? C'est la question transversale de toute ma recherche. Mohammed Ali joue un rôle-clé, précisément parce qu'il est isolé, parce qu'il reste silencieux, parce que je sais très peu de lui. Dans la période 2004-2006, Mohammed Ali est pour moi une sorte d'alter ego, qui me renvoie à ma propre déchéance, et me permet finalement de la surmonter.

Ce qui s'exprime dans la prise de vue

Séquence du 17 novembre 2008 (jour où j'ai sorti la caméra), 40 secondes.

Revenant du marché du qat avec mes amis du quartier, je croise Mohammed Ali sur le rond-point, parmi les hommes de peine. Révélatrice est la réaction de Yazid (« Allez Mansour, on y va… ») et des autres amis du quartier, qui tentent de m'attirer vers leur ami Hisham, qui passe aussi par là à moto. Même à la fin de mon enquête, je ne fais toujours pas bien la part des choses entre un éventuel clivage sociologique et un non-dit d'un autre ordre, lié aux contradictions collectives associées à ma présence. Pour moi, Mohammed Ali est un interlocuteur important, et je veux des images de lui.

Mon mémoire de DEA s'ouvre sur une expérience similaire (p.8) - c'est cette fois un étudiant (ami d'un commerçant) qui refuse de poser sur la photo avec Mohammed Ali :

En 2004, Mohammed Ali (avec un autre ouvrier) m'aborde alors que je discute avec Mohammed Sharaf, un ami des commerçants (chimiste). Il s'assoit dans le renfoncement, ce que je trouve très révélateur. Je veux prendre la photo, mais Mohammed Sharaf se lève…

Son rôle dans mon enquête

Rencontré pendant ma seconde enquête (2004), sur le marché du travail journalier (harâj°), Mohammed Ali mène alors son existence avec les Asbur, une communauté d’ouvriers de sa région d’origine (Djébel Sabir) mais qui ne viennent pas du même village° que lui - et de toute façon il a grandi en ville. En fait, Mohammed Ali n’a pas d’attaches familiales ni communautaires au Hawdh al-Ashraf, il est là pour des raisons qu’on peut qualifier d’accidentelles (conflit familial, échec professionnel). Il est là parce qu’il cherche quelque chose sur le rond-point - un peu comme moi finalement…

En fait je me tourne vers Mohammed Ali (et vers les hommes de peine, plus généralement) en quête d’un recours contre les interlocuteurs de ma première enquête (jeunes commerçants et jeunes du quartier), contre la connivence sous-jacente à leur soi-disant antagonisme.
Je reviendrai vers mes interlocuteurs initiaux le séjour suivant (2006), à travers la thématique des boutades, manière de les pousser dans leurs retranchements. Mais au terme de ce troisième séjour, vers juin 2006, je retourne néanmoins vers Mohammed Ali et tente de réinvestir dans cette relation ce qu’il me semble avoir compris.

Mohammed Ali devient alors un personnage-clé de ma démonstration quant à la détresse psychique et l’anomie régnante.

« Le besoin de « se chercher » ailleurs, comme Mohammed Ali sur le rond-point, est symptomatique d’une forme de déchéance, d’un rapport d’étrangeté à sa propre culture et, partant, à sa propre nature. »

À mes yeux, Mohammed est la figure-même de l’intersexuéf0 (makhnouth) - mais cela n’a aucun rapport avec son « orientation sexuelle », dont je ne sais pas grand-chose… Il s’agit plutôt d’une condition psychique : c’est une personne à laquelle je ne peux pas faire confiance (voir extrait C3-2 ci-dessous).

Cette perception doit cependant être relativisée, du fait des conditions de notre interaction : Mohammed Ali est totalement isolé, et il rend évidemment des comptes sur nos échanges - c’est d’ailleurs ce qui inquiète mes interlocuteurs de 2003 (« I love Mohammed Ali ? », me demande Shakib avec insistance…). À travers lui, je fais en fait l’expérience du Régime°, en miroir de mes propres contradictions.
⇒ Mohammed Ali est dans une position analogue à celle de Waddah, si ce n’est qu’il n’appartient pas à la famille de Ziad. C’est pourquoi il est un interlocuteur important, qui joue un rôle-clé dans mon cheminement.

Extraits

Son portrait dans mon DEA

Mohammed Ali est mentionné tout au long du mémoire : il est mon principal informateur dans le monde des hommes de peine, celui avec lequel je peux discuter mes hypothèses et qui corrige mes interprétations. Son origine familiale n'est révélée qu'à la fin, en guise d'épilogue :

Je finis donc par lui faire part de mes remarques sur son caractère singulier au sein des Asbûr. (…) Il répond : « Bien sûr ! C’est parce qu’ils ont grandi à la campagne, alors que moi j’ai grandi en ville… »
En réalité, le père de Mohammed Ali est haut fonctionnaire et son grand-père, conformément au schéma classique, était ouvrier à Aden dans les années 1950. Fils d’un cheikh de Sabir, il fut le seul de ses 9 frères à quitter son village, travailla sur des bateaux qui l’emmenèrent notamment en France et en Angleterre, puis se maria à Aden. Au moment de la révolution de 1962, il revint à Taez, à proximité de sa région natale, et conduisit un « Peugeot » entre Taez et Aden. Ses quatre fils ont donc fait des études supérieures : l’aîné est aujourd’hui fonctionnaire des Renseignements à Sanaa ; le second est procureur à Taez ; le troisième (aujourd’hui décédé) possédait un magasin de voiture et un immeuble à Taez ; son père, enfin, est directeur de l’Hôtel des Finances de Taez en 1988, de Sanaa ensuite, et plus récemment de Saada.
Pour comprendre la situation actuelle de Mohammed Ali, il faut remonter au premier mariage de son père, dans les années 1970. Son arrière-grand-père vient alors de décéder et les frères de son grand-père, qui sont restés au village, contestent ses droits à conserver une part des terres. Pour garder des liens au village, il marie son dernier fils à la fille de l’un de ceux-ci, récemment veuve d’un premier mariage avec un autre de ses cousins. Le mariage est un échec, si bien que l’épouse restera vivre à la campagne dans la maison du grand-père, tandis que le père de Mohammed Ali résidera en ville, où il se remariera. Mais Mohammed Ali est son premier fils et il veut l’éduquer ; il le prend donc à l’âge de cinq ans avec lui en ville où il sera élevé par sa grand-mère paternelle (l’Adénite), qui le gâte durant toute sa petite enfance.
Mais l’adolescence de Mohammed Ali est plus difficile : il ne s’entend pas avec ses belles-mères successives (un mariage infructueux avec une autre femme du village, puis une femme de la région de Taez, et enfin une de Sanaa) ; Mohammed Ali rêve de retrouver sa mère et ses petits frères qui, eux, grandissent au village. A 16 ans, il décide de partir y vivre : « Pendant mon enfance, quand j’y allais pour de courtes périodes, je m’y sentais vraiment bien là-bas. Mais quand j’y ai vécu, en fait j’y étais très mal… » Son père l’encourage à revenir à Taez pour finir sa scolarité, ce qu’il fait après une année passée auprès de sa mère. Sa tante paternelle, professeur d’école à Taez, le soutient et le fait travailler : « Tu me parlais de Ziad… Eh bien moi aussi c’était pareil, j’étais toujours premier, ou au moins dans les premiers… » Il termine en 1999 et six mois plus tard son père lui trouve un poste de fonctionnaire contractuel pour le Ministère des Finances à Saada. Mohammed Ali est assuré d’occuper un poste fixe à la sortie de ce premier emploi. Mais avant-même que son contrat arrive à terme, il se fâche avec son père et retourne à Taez : il veut essayer à nouveau de s’installer au village et rompt tout contact avec sa famille paternelle. « C’est pour ça que là je suis tout seul : je me suis brouillé avec tout le monde, avec mes cousins, tous. Je ne veux plus les voir, même s’ils ont tous de bons postes et qu’ils pourraient m’aider… »

« Je te raconte tout ça mais tu vois, maintenant, je me demande toujours pourquoi mon père m’a pris en ville. Je ne comprends pas pourquoi il m’a enlevé du village. Parce qu’à présent je suis un homme détruit (insân muhattam) : je voudrais vivre à la campagne mais je ne peux pas, et je ne peux pas non plus vivre en ville à cause de ma belle-mère. A la campagne, je n’y suis pas bien… Alors que si j’avais été élevé là-bas, je serais comme mes frères. Il n’y aurait pas de problème, ça serait naturel pour moi… »

Mémoire de DEA (Epilogue : Mohammed Ali, un informateur silencieux, pp.96-98)

Sa place dans mon Compte-Rendu de 2006

Socialisation et travail d’enquête (A1-3)

L’idée d’une recherche centrée sur un lieu public comme le rond-point s’imposait surtout par défaut, parce qu’aucune invitation ne me paraissait assez engageante pour m’en sortir… [et en note:] Je crois que c’est là en fait la condition commune à bon nombre de jeunes qui résident en permanence sur le rond-point (alors que la plupart des ouvriers n’y viennent qu’entre deux embauches) : « Ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent… » me disait l’autre jour Mohammed Ali - mon « informateur privilégié » de 2004, et ce n’est pas un hasard….

Compte-rendu 2006, section A1-3 : socialisation et travail d’enquête, p.6.

Les campagnards à l’école de la ville (B3-1)

C’est précisément le « manque d’expérience de la makhnatha » qui fait de la ville un milieu hostile pour les jeunes villageois qui y débarquent pour la première fois. Mohammed Ali, jeune homme de peine d’origine urbaine, me raconte les circonstances dans lesquelles il a pris sous sa protection un jeune villageois de 15 ans en rupture avec sa famille ; la dimension structurelle est flagrante dans ce récit d’arrivée sur le rond-point : le petit était venu à Mohammed Ali complètement paniqué, parce qu’un « moustachu » (chanab) n’arrêtait pas de le suivre dans le souk. Il passe cette première journée assis sur le trottoir à ses côtés, sous le regard de l’homme qui s’est assis sur le trottoir d’en face ; Mohammed Ali finit par aller à sa rencontre et le convainc de s’éloigner. La nuit venue, il s’avère que l’adolescent n’a pas de famille en ville et qu’il est effrayé à l’idée d’aller dormir dans le dortoir d’une locanda. Mohammed Ali l’accompagne dans la locanda, place une barrière de coussins tout autour de lui, et dort à côté. Il le rassure lorsqu’il se réveille la nuit. Ainsi devient-il pour lui un « grand-frère », ou même « un père ».
(…) Dans ce contexte, que l’on peut qualifier de surenchère « homoérotique », on observe très souvent des nouveaux-venus « se mettre à l’école » de l’un de ces citadins au sourire carnassier… (…)
C’est cette logique d’ascension sociale par la « makhnatha » qui fait l’isolement de Mohammed Ali : fils de haut fonctionnaire devenu homme de peine suite à une querelle familiale, son parcours est complètement décalé. Il s’efforce d’être la « bonne étoile » de jeunes villageois qui débarquent1, mais pour son malheur ceux-ci finissent souvent par se lasser de cette relation fraternelle. Il a notamment perdu l’aura qu’il avait en 2004 parmi les Asbur : beaucoup se sont éloignés en le considérant comme « demeuré » (ghabi) ou sur le constat que « décidément on ne te comprend pas… ». Même son « petit protégé » de cet hiver l’a trahi depuis pour un jeune citadin du « quartier des bédouins », drogué, qui promettait de le faire passer en Arabie Saoudite.

Compte-rendu 2006, section B3-1 : socialisation et travail d’enquête, p.25-26.

La dimension cognitive d’un décalage (C3-2)

Un des signes par lequel se trouve avéré mon enfermement dans une certaine « fréquence » d’interaction, c’est à quel point j’ai pu m’entendre spontanément avec Mohammed Ali, l’« informateur silencieux » à qui j’ai dédié mon DEA sans trop savoir pourquoi. Ce que je comprends maintenant, c’est que lui aussi est sans doute confronté à une problématique similaire : Mohammed Ali a totalement rompu avec son milieu d’origine il y a trois ans, suite à une affaire de corruption au poste que son père lui avait confié dans un gouvernorat du Nord du pays. Or selon lui il n’était au courant de rien : ses collègues l’ont « trompé »… Si Mohammed Ali n’a pas fait valoir son innocence et a préféré fuir, c’est manifestement que dans cette affaire il s’est retrouvé en position de makhnouth. C’est aussi comme ça que mes amis commerçants le perçoivent, bien que toujours implicitement. Même pour moi, à partir du moment où je m’autorise à faire ce genre d’observations, cela fait partie des choses que je « sens ». Ainsi, bien qu’il ait changé radicalement de milieu, bien qu’ici peu de gens sont au courant de cette affaire, Mohammed Ali reste sur le rond-point depuis trois ans, incapable de progresser dans la profession, incapable d’améliorer sa situation. Il est un homme détruit dans son être. Nous jouissons lui et moi d’une complicité profonde, et pourtant je sais que même pour moi il m’est difficile de lui faire confiance : récemment je le laissai seul un matin dormir dans mon appartement, en décidant de lui faire délibérément confiance. Mohammed Ali s’est montré digne de cette confiance, pourtant toute la matinée je n’ai pas réussi à avoir l’esprit tranquille : je réalisais soudain que je ne connaissais pas Mohammed Ali, que je n’avais aucune raison de le penser honnête, etc. Car jamais Mohammed Ali ne s’est affirmé digne de confiance, jamais même il ne demande qu’on lui fasse confiance ; sans doute profondément il n’a pas confiance en lui-même. D’ailleurs Mohammed Ali ne prie pas : « Là, avec mes habits d’ouvrier, je ne peux pas : pour aller à la mosquée, il faut être propre… » Effectivement en ce sens, la sanction de makhnouth équivaut à un statut d’inexistence sociale. Mais cela commence par une inexistence à ses propres yeux, parce qu’il n’assume pas sa propre personne dans les transactions sociales. Le besoin de « se chercher » ailleurs, comme Mohammed Ali sur le rond-point, est symptomatique d’une forme de déchéance, d’un rapport d’étrangeté à sa propre culture et, partant, à sa propre nature. Le makhnouth est étranger à lui-même : c’est cet état psychique qui est figuré par le statut de « sodomisé ».
Ce même jour où je me risquai à faire confiance à Mohammed Ali, je m’aperçus qu’à Taez, jamais je ne prenais un enfant dans mes bras ! Ce signe m’apparut immédiatement comme le plus révélateur de cet état d’illégitimité chronique. (…)

Compte-rendu 2006, section C3-2 : Par delà langue et culture : la dimension cognitive d’un décalage, p.51-52.

fr/comprendre/personnes/mohammed_ali.txt · Dernière modification : 2023/09/08 19:53 de mansour

Donate Powered by PHP Valid HTML5 Valid CSS Driven by DokuWiki