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fr:comprendre:moments:2013_05-affaire_bassam

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L'affaire Bassâm (2013)

En mai 2013, quatre mois après ma dernière intervention sur le Yémen, lors d'un colloque international à Londres sur l'avenir du pays, Ziad poignarde au visage l'un de ses voisins, Bassâm, qui a été un personnage de ma maîtrise dix ans plus tôt.

Son frère Yazid, qui ne m'a pas parlé depuis 2010, laisse alors un message sur mon répondeur téléphonique : il me donne une semaine pour revenir avant qu'il ne renvoie Ziad en prison, me donnant ainsi une chance d'assumer mes responsabilités. Mais je ne reviens pas, je n'en ai pas la force. Avec la révolution qui s'enlise depuis deux ans, la situation là-bas est déjà chaotique, et je suis surtout trop isolé. Plus personne en France qui ne comprenne mon histoire, même parmi mes frères en islam : pourquoi est-ce que je m'acharne à me battre contre les moulins académiques. Bien sûr je pourrais payer le billet en piochant dans l'héritage de mon père, mais mes proches me soutiennent déjà à bout de bras depuis cinq ans : je ne peux pas leur faire le coup de repartir maintenant, et de plonger dans la guerre sans parachute. J'envoie une lettre pour m'expliquer (voir ci-dessous), mais je ne repars pas, pas dans ces conditions.

Finalement Ziad parviendra à s'échapper dans la confusion, au moment où Yazid vient pour l'arrêter. Banni de son quartier, il vivra toutes les années suivantes sur un terrain hérité de son père, mendiant pour s'alimenter dans le souk de la petite ville voisine d'al-Rahidah, jusqu'à son arrestation par les Houthis à l'été 2018.

Notes du 17 septembre 2003

En août 2004, de retour à Taez après la rédaction de ma Maîtrise, j'en avais donné à Ziad un exemplaire. Il ne pouvait pas le lire évidemment, mais je lui en avais exposé le contenu en détail. Si Ziad s'intéressait assez peu au fond de mes analyses, il s'était amusé de ce que j'avais consacré une partie au comportement de Bassâm, dans le cadre d'une analyse sur les différentes « scènes sociales » (voir page 45). En effet, Bassâm était le premier jeune du quartier à s'être désolidarisé de la mise en scène : pour cela, il m'avait abordé un jour sur le carrefour, nous avions pris un café, et à ma grande surprise il avait déconstruit devant moi le mythe du Za'îm, en des termes bêtement sociologiques…

En fait Ziad se souvenait très bien du rôle qu'avait joué Bassâm dans cette période : il avait eu connaissance de cette conversation, et il avait parfaitement compris l'effet qu'elle avait eu sur moi (voir ci-dessous, page C014). Donc cela lui avait plu de constater, un an plus tard, que j'avais finalement su reprendre cette conversation de manière critique, malgré la confusion qui était la mienne sur le moment…

Contexte

Extrait d'un mail collectif où je donne des nouvelles, le 21 septembre 2003 :

« Il y a trois jours, Ziad, mon meilleur copain à Ta'iz, m'a renié publiquement en déclarant que j'étais un ennemi de l'Islam. Ici comme ailleurs, il faut savoir lire entre les lignes. En fait, Ziad n'a pas très bien vécu que je fasse sa “psychanalyse sauvage”… Il m'a signifié ainsi que si l'on devait jouer au plus malin ce serait sur son propre terrain, celui du combat de coqs.
Il faut dire que Ziad n'est pas n'importe qui dans le quartier : c'est lui qui revendique avec le plus de force et de conviction le statut de “Za'im”, sorte de grand-frère exemplaire dont la vertu suffit à ce que son autorité soit reconnue… dans l'idéal. Alors quand il me chasse solennellement, il le fait au nom de l'ensemble de ceux que menace mon “influence néfaste” et notre différent devient une affaire de quartier.
Pour l'instant c'est moi qui ai l'avantage, puisque dès le lendemain tous les dits-jeunes du quartier m'ont signifié leur soutien. Ils me connaissent et savent le respect que je porte à l'Islam, et n'acceptent pas que Ziad se comporte de la sorte en leur nom. On dit en riant que je vais devenir Za'im à la place du Za'im…
Ceci dit la prudence est de mise, car les ragots vont bon train. Abdallah pense qu'en fait Nasser est du coté de Ziad, mais Abdallah répète tout à Ziad selon Nashouan ; Nashouan aurait dit, selon Ziad, qu'il me trouve mal poli… Là dedans, Bessam me sert de confident, mais Khaldoun dit de lui qu'il utilise beaucoup sa langue…
Voilà, en fait : j'ai atterri dans un sitcom.
Ca a l'air tout bête comme ça, mais ça m'a pris un mois et demi pour réaliser, c'est pas évident. »

(extrait de « Petite carte d'Aden et quelques nouvelles », mail collectif du 21 septembre)

La conversation avec Bassam intervient juste avant une excursion à Aden en compagnie de Khaldoun, qui me permet de « prendre de la distance » (selon l'expression consacrée…) et de donner enfin des nouvelles à mes proches. À travers les dernières lignes de cet extrait, on comprend que j'ai parlé à Khaldoun de cette conversation que je viens d'avoir sur le carrefour. Khaldoun m'a alors mis en garde sur la fait que Bassâm « utilise beaucoup sa langue ». Ce n'est donc pas - comme je l'expliquerai plus tard - une bataille rangée entre deux « milieux sociaux » (le quartier et les commerçants), opposés par un « clivage socio-économique ». C'est plutôt que je suis en train d'échapper à l'emprise de Ziad, d'affirmer ma propre subjectivité pour mettre fin à mon malaise, et les autres Yéménites accompagnent le mouvement avec plus ou moins de complaisance - comme on le voit à travers les notes de mon carnet.

Retranscription

Pages exhumées le 19 juin 2022 (J-53), en lien avec une réflexion sur le rôle de Khaldoun dans mon enquête (LIEN une nuit sur la plage avec Khaldoun).

Avant Aden (C012)

Notes du 17 septembre 2003 La page C012 de mon carnet de terrain, montre mon état d'esprit juste avant le départ pour Aden avec Khaldoun. Juste après, la fameuse discussion avec Bassâm, dont Ziad se vengera dix ans plus tard…

« Je commence à avoir peur de la suite. Ziad est psychotique. J'ai peur qu'il décompense. J'ai peur qu'il devienne fou et qu'il me tue. [Page de droite] Demain, je veux lui demander s'il veut faire un tour. [Page de gauche] Peut-être il est trop tôt, juste après les excuses. Mais je crains qu'il n'a pas les capacités de surmonter. Ne pas refuser s'il vient s'excuser en se présentant comme venant du groupe. Ça suffit. » (Cahier C012, Mercredi 17 septembre 2003)

Transcription à finir

Première prise de notes après Aden (C013)

Notes du 18 septembre 2003 Quand je reprends mon carnet, je commence par insérer cette remarque sur la page de gauche, face aux notes de la veille (discussion avec Bassâm) :

« Dans la voiture avec Khaldoun, je lui expose tout ce qui m'intéresse dans cette histoire. Voir e-mail. »

Transcription à finir

Seconde prise de notes après Aden (C014)

Notes du 19 septembre 2003

« Vendredi. Je sors vers 18h. Khaldoun & Co sont chez Khaldoun [à la boutique]. Passe au Mamlaka [pièce de Ziad], Ziad seul avec Walid. Me demande comment Aden. Pas grand chose à se dire. Mais je suis à l'aise, je réfléchis à la physique.

Bassam passe, je lui dis bonjour chaleureusement. Ziad lui demande tout de suite quand est-ce qu'il m'a vu pour la dernière fois. Je fais « Comment? », l'air un peu étonné. Ziad hésite, puis me fait signe : « Chose entre lui et moi ».
Bassam répond tranquillement qu'il m'a vu hier en début d'après-midi.
Bassam parle du boulot à Ziad, l'encourage à postuler. Ziad dit qu'il n'a pas envie.

Je sors, tombe sur Abdallah, on monte vers l'usine de l'eau, papote avec Bassam, mais Abd me presse d'aller voir le type des renseignements. En fait il veut discuter.
« Alors tu es pas énervé contre Ziad? T'es pas gêné? Ta lettre, il l'a fait lire à lui, puis à lui, puis à lui. Moi à ta place je serais en colère… »
⇒ Moi ça m'énerve pour le principe, mais ça ne me gêne pas.
⇒ Khalass, il fait ce qu'il veut, moi je ne suis plus responsable. S'il fait lire ma lettre à tout le monde, c'est qu'il ne me considère pas comme personne. → je ne porte plus de responsabilité.

“(Tu sais que on est tous au courant de votre relation, de tout ce que vous vous dites?”)

Avec Ziad ça commencé j'étais étranger → je ne comprenais rien.
“Tu réalises qu'on vit dans un roman?”
Il y a le jeu des sourires, ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas.
On te fait marcher,
luff wa dawrân.
Toi seulement.
“Héros de l'histoire, toi et Ziad, + héros secondaire, moi. Les autres participent sans savoir.
“Ziad et moi on en discute.
Nu'allif hikâyat Mansour fî al-Yaman. [On écrit l'histoire de Mansour au Yémen].

[Page de gauche]

Qu'est-ce que [fait] Abdallah? In.
- Ambition dans le jeu. Intéressé (moi je peux être Za'îm si Ziad pas là).
- Ziad l'utilise pour renverser la situation et faire croire au complot, en tous cas garder un contrôle au moins de façade.
→ [est-il] naïf? Ou c'est le jeu de Ziad? Ou le sien?

Ma dernière cartouche (2013)

(Extrait de mon site de 2021)

J’ai grillé ma dernière cartouche à Londres, lors d’un colloque international sur l’avenir du Yémen, en janvier 2013. Dix ans que je faisais du terrain dans la ville de Taez, cinq ans que la « schizophrénie » de Ziad s’était déclarée. Et deux ans plus tôt (2011), Taez avait pris la tête de la révolution. Les spécialistes s’intéressaient soudain à mon travail - mais il s’agissait surtout d’analyser la pseudo-folie de Ziad, et les contradictions de la situation d’enquête : je savais déjà que mes collègues ne sauraient rien en faire. Alors j’ai enregistré ma communication, et je l’ai mise en ligne sur Facebook.

Intervention au colloque “Yemen, challenges for the future”, le 12 janvier 2013.
(lien - Démarrer directement à 8:45, sur la séquence de schizophrénie).

J’avais quitté le Yémen à la fin de l’année 2010, sur un accord tacite avec son frère Yazid : je m’engageais à ne pas interagir avec Ziad, en l’échange de quoi il consentait à ne plus l’enfermer. J’avais tout de même quelques nouvelles : depuis l’enlisement de la Révolution, Ziad errait dans les rues en se prenant pour Jésus. Il annonçait que le Jugement Dernier allait se produire à Taez, et invitait les gens à le suivre pour être sauvés.
En France, personne ne me croyait. Avec cette vidéo, je voulais faire réagir les Yéménites. Je rompais ainsi le pacte avec Yazid, mais je ne pouvais plus faire autrement.

Quelques semaines plus tard, au début du printemps 2013, Ziad a poignardé Bassam au visage. C’était leur voisin, entrepreneur dans l’importation de produits pharmaceutiques, un jeune homme sans histoires, juste un peu bavard… Dans ma maîtrise dix ans plus tôt, j’avais longuement analysé la différence de son discours, selon qu’il me parlait sur la place ou à l’intérieur du quartier (voir page 45 de mon mémoire de maitrise). Ziad comprenait parfaitement la situation, mais comment le faire savoir au monde ? Un matin il attrape Bassam par derrière, et lui plante un poignard dans la joue.

Yazid me laisse un message : il me donne une semaine pour revenir assumer mes responsabilités. Mais cela fait cinq ans que je n’ai plus de salaire, ma famille me soutient à bouts de bras, j’ai perdu toute crédibilité aux yeux de tous… Là-bas, la situation est de plus en plus chaotique… Je ne peux pas y aller.
L’arrestation tourne mal, et Ziad réussit à s’enfuir. Il se réfugie dans les montagnes, sur un terrain appartenant à son père, non loin de la bourgade d’al-Rahidah. Il vivra là-bas toutes les années suivantes, en mendiant dans le souk. Moi je m'installe à Sète pour prendre un nouveau départ, et peut-être l’aider un jour.

Lettre à Yazid, chef de quartier (2013)

À traduire

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fr/comprendre/moments/2013_05-affaire_bassam.1655628691.txt.gz · Dernière modification : 2022/06/19 10:51 de mansour

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