Billet Mediapart du 3 février 2011 : « Une révolution bénie? De la pensée systémique en islam »
(…) Peu avant sa mort en 1980, le grand anthropologue Gregory Bateson cherchait à cerner en quoi consiste une bénédiction (voir son livre inachevé La Peur des Anges, pp. 104-106). Il s'était attaché à un poème anglais qu'il introduisait en ces termes :
« L'histoire est celle d'un navire en proie aux pires extrémités : les membres de l'équipage sont morts de soif, et leurs cadavres jonchent le pont ; un seul d'entre eux, le « Vieux Marin », a survécu et narre l'aventure. (Le malheur s'est abattu sur le navire depuis qu'il a tué l'Albatros, et on lui a pendu l'oiseau mort autour du cou). Voici le passage qui est véritablement le moment décisif, le tournant, du poème tout entier. Je l'ai toujours trouvé singulièrement émouvant : »
Par delà l'ombre du navire,
J'observais les serpents de mer ; ils se mouvaient
En des sillages d'une éclatante blancheur ;
Et, lorsqu'ils émergeaient, la lumière enchantée
Derrière eux retombait en blanchâtres paillettes.
Dans l'ombre même du navire,
J'admirais leurs riches parures :
Bleus, et d'un vert lustré, et d'un noir de velours,
Se lovant, ils nageaient ; chacun de leurs sillages
Sur les flots traçait comme un éclair de feu d'or.
Ô joie en ces êtres vivants ! aucune langue
Ne saurait dignement célébrer leur beauté :
De mon cœur, à leur vue une source d'amour
Jaillit ; sans m'en rendre compte, je les bénis !
Sans doute mon bon ange eut-il de moi merci,
Puisque, sans m'en rendre compte, je les bénis.
A l'instant même, j'eus licence de prier ;
Et de mon cou enfin d'un lourd faix délivré,
Le corps de l'Albatros chut, et il s'enfonça
Comme s'il eût été tout de plomb, dans la mer. »
Coleridge, Le Dit du Vieux Marin, 1798.
Bateson poursuit : « Bien entendu, je ne prétends pas que c'est la bénédiction des serpents de mer qui a entraîné la venue de la pluie : ce serait faire intervenir une autre logique, enchâssée dans un autre langage, plus profane. Je dis seulement que la nature de domaines tels que la religion ou la prière apparaît avec le plus de netteté dans les moments de changement - ou, pour le dire en termes bouddhistes, d'éveil. Et, même si l'éveil peut englober toutes sortes d'expériences, je pense qu'il est important ici de remarquer à quel point il consiste souvent en une soudaine prise de conscience de la nature biologique du monde dans lequel nous vivons - une brusque découverte de la vie. »
Tout est dit : la révolution tunisienne est bénie parce qu'on ne l'attendait plus. Or ces jours-ci, bon nombre d'analystes s'emploient à déterminer ce que cette révolte est (« sociale »), et ce qu'elle n'est pas (« islamiste »). Je trouve cela pathétique et, pour tout dire, sacrilège. (Lire la suite)
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