Premier jet au 28 avril 2023
Entre 24 et 26 ans, ces deux ou trois années qui ont précédé ma conversion à l’islam, durant lesquelles j’étais embourbé dans mon travail sociologique sur le Yémen, je me suis défini en France comme homosexuel. J’ai presque 43 ans aujourd’hui, et je n’ai toujours pas su convaincre mes contemporains que cette histoire méritait d’être entendue. Quel que soit l’interlocuteur, on me fait sentir que ce cheminement ne concerne que moi :
Mais me repentir de quoi exactement ? D’avoir voulu devenir anthropologue ? De m’être défini comme homosexuel ? Quand il faut se repentir, on finit toujours par trouver une bonne raison. Mais j’ai tout de même cette impression désagréable qu’on me demande de me repentir pour des choses sur lesquelles fondamentalement je n’ai pas à me repentir - ou alors la conversion n’a pas de sens et l’islam n’existe pas. C’est en effet un point théologique fondamental, attesté par une parole attribuée au Prophète ﷺ : « L’islam efface ce qui le précède (en termes de péchés) », confirmé par le verset 8:38 : « Avertis les infidèles que s’ils mettent fin à leur impiété, leurs fautes passées seront pardonnées, mais que s’ils récidivent, ils n’auront plus qu’à méditer l’exemple des peuples qui les ont précédés » (traduction M. Chiadmi). Je renvoie à cette page du site « Islam Q&A », où le cas du trafiquant de drogue repenti est traité par un grand cheikh de l’orthodoxie sunnite : « Dites au frère en question que ses biens sont licites et il n’y a aucun mal à les utiliser dans le cadre de l’aumône et du mariage. » Que dire alors de l’activité d’anthropologue, qui consiste précisément à « méditer l’exemple des peuples »…
Donc plus les années passent, plus je me « radicalise » : plus cette injustice que j’ai le sentiment de subir envahit ma subjectivité, paralyse ma vie entière. Plus les années passent, plus je m’obstine à devenir anthropologue, et plus je proclame ce passage par l’homosexualité, qui semble devoir définir mon identité.
« L’épreuve homosexuelle » dont je parle recouvre l’ensemble de cette expérience : les quelques années en amont et les seize années écoulées depuis, soit vingt années en tout depuis octobre 2003. J’utilise ici à dessein le mot « épreuve » (ibtilâ’), mentionné dans le Coran à plusieurs reprises (21:35, 67:2, 76:2), désignant l’épreuve voulue par Dieu pour ses Serviteurs. Quant au mot « homosexualité », j’ai choisi de le traduire par ikhtinâthFV8, c’est-à-dire littéralement l’épreuve de l’intersexuation ().
L’expression « épreuve homosexuelle » servira de produit d’appel, pour interpeler des personnes concernées de près ou de loin par l’homosexualité. Mais il ne s’agit pas simplement de changer de regard sur l’homosexualité, à la manière des fameuses « thérapies de conversion » . Oui bien sûr, la conversion à l’islam m’a fait changer de regard sur l’homosexualité, mais l’essentiel n’est pas là.
Il faut bien comprendre que le terme « homosexualité » s’est invité dans cette histoire assez tardivement (juin 2004 dans ma subjectivité personnelle, printemps 2006 dans mon projet de recherche sur « l’homoérotisme »*), essentiellement parce que je ne comprenais plus ce qui s’était passé en octobre 2003, tout à la fin de mon premier séjour. J’étais alors sur le terrain depuis trois mois, complètement obnubilé par la réussite de mon enquête, par l’enjeu d’une reconversion vers l’anthropologie que je préparais depuis plusieurs années. Il y aurait bien de quoi s’offusquer si, dans ces circonstances, je n’avais pas été capable de gérer un éventuel « désir homosexuel » - mais ce n’était simplement pas le problème. Le problème était que les Yéménites me demandaient tacitement d’assumer mon intersexuation.
Si ce jour-là je m’étais dérobé à l’épreuve ; si dans ces circonstances, j’avais rejeté l’intersexuation sur les seuls Yéménites… J’ai du mal à imaginer la suite, ce que serait ma vie aujourd’hui. Je ne vois pas comment j’aurais pu soutenir une maîtrise, et construire un tableau sociologiquement cohérent. J’ai aussi tendance à penser que « l’homosexualité » m’aurait rattrapé tôt ou tard, et dans des circonstances qui ne m’auraient pas forcément permis d’aboutir à l’islam - même si Allah est le plus savant ! Je pense en fait que cette épreuve était incontournable, étant données les hypothèses de départ. Hypothèses que je veux bien déconstruire (l’anthropologue est là pour ça…) mais plus je déconstruis, plus c’est pour ma pomme, alors quelque chose ne va pas !
Plus les années passent, plus il me semble que c’est l’enjeu de toute cette affaire. Le musulman peut-il être un sujet au sens philosophique, et néanmoins rester musulman ? Ou inversement, l’anthropologue peut-il se convertir à l’islam, et néanmoins rester anthropologue, c’est-à-dire conserver l’ambition de faire advenir l’autre comme sujet ? C’est une question fondamentale, dont je dois dire d’abord que je ne l’ai pas tranchée : fondamentalement je ne sais pas si l’on peut être à la fois musulman et sujet. Il me paraît sans intérêt de répondre à cette question de manière normative, que ce soit pour dire oui ou pour dire non.
Je dois dire ensuite, néanmoins, qu’il me semble indispensable de la poser. Car en tant que musulman vivant où je vis, c’est ma responsabilité à l’égard de mes co-religionnaires, autant qu’à l’égard de mes concitoyens. Pour bien saisir l’enjeu, reprenons d’abord le concept philosophique de sujet, tel qu’il est défini par Alain Badiou et Marcel Gauchet, deux philosophes aux positions politiques relativement antagonistes1) :
Alain Badiou : « Est sujet celui qui décide de se montrer fidèle à un événement qui déchire la trame de son existence purement individuelle et atone. L'événement est toujours imprévisible, il fend et bouleverse l'ordre stagnant du monde en ouvrant de nouvelles possibilités de vie, de pensée et d'action. Une révolution en politique, une rencontre amoureuse, une innovation artistique, une découverte scientifique d'ampleur : ce sont là des événements. Ils font surgir quelque chose de profondément inédit, ils donnent lieu à une vérité jusqu'alors insoupçonnée - toute vérité est nécessairement liée, et postérieure, à la survenance événementielle. Le sujet est celui qui ne demeure pas passif devant l'événement ; il se l'approprie, il s'engage résolument dans l'aventure qui se voit frayée. Le sujet désigne cette capacité d'intervention à l'égard d'un événement et cette volonté de s'incorporer à une vérité, dans un procès durable qui donne à la vie son orientation véritable. »
Marcel Gauchet : « Le sujet, c'est le nom de certaines expériences ou de certains états de l'humanité rendus possibles par la modernité. Pour y voir plus clair, il convient de distinguer l'individu, la personne et le sujet. [1] L'humanité, comme les autres espèces animales, est composée d'individus au sens biologique du terme. [2] Ces individualités biologiques ont la particularité d'être dotées de présence à soi et de réflexivité ; elles ont le sens de leur identité dans le cadre de collectifs également identifiés. C'est ce qui en fait des personnes qui se reconnaissent les unes les autres en tant que telles. [3] Mais, en outre, au cours de la modernité et à la faveur de ce que j'ai appelé la sortie de la religion, ces personnes se sont transformées de l'intérieur pour devenir des sujets. Dès lors que l'humanité ne se conçoit plus en fonction d'un Autre [la transcendance de Dieu] qui lui confère la clé de son identité, mais qu'elle se rapporte à elle-même sous le principe de l'autonomie, elle entre dans l'âge de la subjectivité. La sortie de la religion revient à écarter l'altérité de la définition de soi, à trouver en soi ses propres raisons. »
En lisant la définition d’Alain Badiou, je ne peux manquer de reconnaître ma propre expérience, ce que signifie pour moi d’être musulman. Je me reconnais donc comme sujet musulman dans le miroir de la philosophie, et cela vaut la peine d’en informer mes co-religionaires. Pour autant, la description adéquate est-elle condition suffisante pour que la chose existe ? Je sais aussi que la philosophie d’Alain Badiou a quelque chose d’anthropologiquement chrétien, en dépit de son athéisme revendiqué.2) En tant que musulman, n’ai-je pas l’obligation morale de me détourner de ce miroir ?
Si maintenant je me tourne vers la définition de Marcel Gauchet, le miroir me renvoie ce que je ne suis pas, ou plus exactement ce que je ne suis plus. En tant que musulman, je n’ai plus à « écarter l'altérité de la définition de soi », à me dire tributaire de la « modernité », au nom d’une hypothétique « sortie de la religion » à laquelle je ne crois plus du tout. C’est une non-information pour mes co-religionaires, mais cela vaut la peine d’en informer mes concitoyens…
En tant que « sujet musulman », ou en tant que musulman contraint de dialoguer avec la philosophie, je ne peux pas accepter qu’on m’impose tel ou tel miroir : qu’on m’oblige de choisir entre l’un ou l’autre, alors que les deux reflets participent à mes yeux de la complexité du réel. Bref, je suis simultanément à deux endroits, à la fois sujet moderne et son exact opposé, et ce n’est certainement pas sans rapport avec l’épreuve de l’intersexuation.