Table des matières

Entretien avec Ludovic-Mohamed Zahed

Publication de Ludovic-Mohamed Zahed en 2017 (à lire tout en bas)

Discussion du 24 mai 2011, enregistrée par Ludovic-Mohamed Zahed, et retranscrite par lui en 2017 dans son ouvrage Du placard aux Lumières ! Face aux Obscurantismes, aux Homonationalismes.

« Pour commencer, je vais analyser le témoignage d’un dénommé Ric, qui me parle de son expérience homoérotique traumatisante en Arabie, de sa conversion à l’homosexualité, puis à l’islam, avant son rejet de toute forme d’homoérotisme. Je vais examiner plus en détail les conséquences d’un tel rejet par lui de son orientation sexuelle. »
« La trajectoire biographique de Ric, enfant d’une mère psychologue et d’un père absent, peut expliquer en grande partie sa recherche d’absolu au-delà de ce qu’Abdelmalek Sayad qualifiait de Double absence »

LOL (p. 297)

Pour mes remarques et contexte de l'entretien, voir la page “Islam et homosexualité : mon interaction avec Ludovic-Mohamed Zahed”.

Les paroles qui me sont attribuées sont entrecoupées d'analyses de l'auteur (comme font presque tous les sociologues…), qui ne permettent pas vraiment de comprendre l'interaction. Je propose donc au lecteur de lire ces extraits d'abord, correctement contextualisés, avant de découvrir la lecture qu'en fait l'auteur (liens directs).

Mes paroles

Extrait n°1 : l'homoérotisme, anomie ou exploration?

En résumé : “l'homoérotisme” observé dans la société yéménite n'est pas un effet de l'anomie (perte du lien social), mais d'une situation plus complexe où le régime yéménite (l’État) encourage une forme d'exploration nécessairement sexualisée.

Il n'en sera plus question après, mais c'est le cœur de ma thèse, qui comporte des implications décisives pour l'interprétation de la révolution taezie (face aux oiseaux de malheur qui prophétisaient déjà la guerre civile…). J'essaie de lui faire comprendre “avec les mains”, mais je ne suis pas sûr qu'il me suive… Finalement la discussion se focalisera sur mon expérience, dans l'espoir qu'il reconnaisse qu'elle n'est pas “personnelle”, que ce n'est pas de l'homosexualité, mais que cela relève en fait d'un quiproquo ethnographique à analyser.

« On parle de l'anomie dans un système de lignage, dans un système d'honneur, dans un système de… D'accord ? Après, la question de ce qui se passe dans un État, c'est compliqué. Parce que la question, c'est qu'est-ce que l'anomie dans un ordre étatique. Quand l'ordre social repose non pas sur le lignage, c'est-à-dire sur la sexualité, sur la reproduction des êtres, hein, dans une société segmentaire, donc quand on est dans un État, ben à ce moment-là, l'équation ne vaut plus. C'est plus la même équation, enfin je veux dire, c'est plus l'idée que, c'est pas la sexualité qui met en danger l'ordre social. Tu vois ? Tu vois cette idée très fondamentale ? Dans tout le système tribal c'est (…) la sexualité [qui] met en danger la permanence de l'ordre social. Toujours. D'accord ? Et c'est pour ça qu'il y a la morale, c'est pour ça qu'on censure l'expression de la sexualité, qu'on censure les actes sexuels, mais il y a des moments où c'est tellement le bordel que pour survivre, on est obligé de tester, de tester, et pour explorer, on explore à travers l'homoérotisme, ou à travers l'érotisme tout court. Et c'est pour ça qu'on retire les femmes, qu'on explore et qu'il ne reste plus que des hommes et donc ça devient de l'homoérotisme mais en fait c'est de l'exploration, et qui dit exploration dit langage de la sexualité. » (pp. 297-298)

Extrait n°2 : la sexualité est un langage

Citer Foucault pour dire ça, c'est sortir un marteau piqueur pour écraser une mouche…

« C'est-à-dire qu'en fait, la sexualité est en fait un langage, comment dire, c'est comme quand tu dis “Je me suis fait enc*ler”, quand tu dis “Je me suis fait enc*ler”, ça veut pas dire que tu t'es fait enc*ler ! “Je me suis fait enc*ler” ! (…). On sait dire je me suis fait enc*ler bien avant d'apprendre à se faire enculer (rires). » (p. 301)

Extrait n°3 : être amoureux d'une catégorie

Évoquant ici mon “amour” pour ziad, indissociable de ma place dans la société locale, je fais surtout référence à la période vers 2006 : je constatais l'importance grandissante que prenait cette personne dans ma vie, sans pouvoir l'expliquer. L'homosexualité était la seule hypothèse plausible au départ, quoi qu'il s'agissait d'un amour très platonique, elle était la seule concevable pour moi rationnellement. Je finis par disqualifier cette hypothèse par des considérations qui renvoient à la theorie_des_types_logiques (ce que Bateson appelle : “manger la carte à la place du repas”).

 « Alors, voilà pourquoi je te dis ça. Il y avait quelque chose de très cohérent, c'est pour ça que je te disais qu'à chaque fois que je revenais [d’Arabie], je ne me sentais plus homosexuel. Parce qu'en fait, quand j'étais [en Arabie], il y avait un jeu, et je mettais en scène mon homosexualité et mon homosexualité faisait en fait partie de mon histoire, mais d'une histoire de gens réels, une histoire avec des noms propres et non avec des noms communs. C'était pas c'est quelqu'un qui est attiré par les [Arabes] donc il est homosexuel, c'était quelqu'un qui est attiré par H., et H. c'est une vraie personne. Et il est amoureux de H., donc c'est personnalisé, donc c'est pas tu es dans la catégorie ‘’homosexuelle’’, tu vois ? Ben, c'est pas la même chose d'être amoureux d'une personne et d'être amoureux d'une catégorie de personnes. Quand tu es homosexuel, ça veut dire que tu es amoureux, que tu ne tombes amoureux que d'une catégorie de personnes (…). Creusons ça parce qu'effectivement, il y a des choses à expliciter là-dedans, des différences de manière de poser la chose. » (p. 302)

Extrait n°4 : la damnation de l'ethnographe

J'évoque ici mes difficultés relationnelles lors de mon second terrain (2004) - l'effondrement de l'enchantement ethnographique - ainsi que mes doutes existentiels l'année suivante (année de DEA).

« C'est pas que j'avais peur de la damnation. Ouais. Enfin je veux dire si tu veux, j'étais défendu, sur la défensive en permanence, H. était pas bien, il s'enfermait, il était dans sa pièce à rien faire, à voir personne et à déprimer, moi j'allais le voir, je ne supportais pas ça. Il se passait rien, c'était vraiment dur quoi. Mais je réfléchissais du coup, tant pis, tu vois, c'était dur mais en même temps pas si dur que ça, je l'aurais pas dit comme ça à l'époque mais, rétrospectivement, c'était quand même dur. Je suis revenu ensuite en France complètement désocialisé, à vivre dans une résidence universitaire, où il y a encore des étudiants qui se suicident, enfin bref. Un endroit sympa. Et vraiment sale année. Et c'est cette année-là que je me suis dit : “ah mais vraiment, je travaillais vraiment beaucoup dans les prises de tête théoriques sur la microhistoire, sur l'interaction qui engendre le social, machin, machin, machin”. Puis à des moments, je me disais… Je veux dire, j'étais très, très mobilisé dans le boulot, et en même temps je me disais mais il faut quand même que je comprenne si je suis homosexuel, tu vois ? Il y a une complicité entre les deux. » (pp. 303-304)

Extrait n°5 : être ou ne pas être

Au fond je parle ici de théologie, mais d'une théologie implicite, inhérente à la pratique ethnographique, qu'à l'époque je ne savais rattacher à aucun contenu liturgique précis.

« Il y a un rapport entre les deux, entre l'intellectualisme, le fait d'être à genoux, c'est-à-dire d'être habité par une entreprise théorique et de penser que cette entreprise théorique peut me donner la clef de ma vie, c'est-à-dire de retomber sur l'existence, de retomber sur mes pieds etc. Donc il y a quand même ça hein quelque part, les actes théoriques, c'est vraiment un traumatisme de l'ethnographe tu vois ? Les actes théoriques sont la clef de, sont les petits cailloux du petit Poucet. Tu vois ? Donc une espèce de mobilisation corps et âme dans une réflexion théorique. » (p. 304)

Extrait n°6 : je te suis, tu me fuis…

J'évoque ici Christoph, un ami de cette période (2005-2006), une des quelques vraies rencontres que j'ai pu faire dans le milieu homosexuel - mais complètement absurde sur le plan relationnel.
Ce que L.-M. Zahed traduit en : “Ric me parle de sa peur de vivre son homosexualité”.

« Étant en France loin [de l’Arabie] tout ça, je me dis mais bon, en même temps, il faut que je vois, et donc j'ai commencé à explorer le milieu homo mais de manière très, très doucement, et j'ai eu mon premier copain en avril 2005 tu vois ? [On est restés ensemble] une semaine, deux semaines. J'ai eu deux copains cette année-là, j'ai eu lui et puis après j'ai eu un Allemand dont j'étais amoureux et puis lui qui me fuyait. Et puis au bout d'un mois, c'était en juin, il était à la cité universitaire. Moi je traînais dans… Parce que moi ça me faisait hyper peur, je savais pas faire en France, draguer, machin. J'aurais jamais été capable de faire ça, et je suis plus capable de faire ça, bref. Enfin, je sais pas. Mais c'est un truc, c'était pas du tout facile pour moi et donc je suis allé dans l'association gay de la cité U, et il y a un type qui me plaisait qui était un Allemand. Donc j'allais le voir et on sortait ensemble, mais je le faisais chier. Enfin il me trouvait bizarre, machin. Puis un moment donné, au bout d'un mois ou six semaines, tu vois, l'été arrivait. Je dis : “Bon, moi je me tire à Marseille, de toute façon, et puis moi je vais m'éclater, je vais aux UEH” - [université d'été des homosexualités]. Et lui, il y a eu une espèce de déclic quand je l'ai lâché, il devait me rejoindre après mais moi de toute façon, j'avais décidé de partir à Marseille et à Marseille je voulais m'éclater pour… Je voulais me trouver des copains pour être homo à Marseille, pour être épanoui à Marseille, c'était ma nouvelle vie, tu vois? Il y avait une espèce de déclic et là, ça a été l'inverse et il était fou amoureux de moi et c'est moi qui… voilà. Et ça c'est un copain, D., après il est parti en Allemagne tout ça, mais on s'est pas mal revus et c'est quelqu'un, dans des moments où ça allait pas bien du tout, enfin, je suis retourné vers lui, je lui ai fait des coups de pute aussi… Après mon terrain de six mois [en Arabie], je suis allé le voir en Allemagne. Enfin bon, c'est la personne avec qui j'ai eu l'histoire la plus belle, enfin la plus… On a vraiment partagé des choses, si tu veux. » (pp. 305-306)

Extrait n°7 : le choix de l'abstinence

J'évoque ici l'effet de mon troisième séjour (février-juillet 2006) sur ma relation avec Christoph.

« Je l'ai rencontré à l'été 2005, après l'été en Allemagne, et je l'ai revu en septembre, octobre 2006. On a passé une semaine ensemble en Allemagne puis une semaine en France où je l'ai… Par contre tu vois en France, je lui ai fait le coup qu'il vienne me voir en France et je lui ai dit non mais on sort pas ensemble, c'est pas possible. Parce que… parce qu'il y avait quelque chose de plus important, tu vois, pour moi, qui était la question de l'honneur. J'étais déjà dans un truc où je m'éduquais, où j'essayais de garder un truc [de l’Arabie] si tu veux. Tu vois, 2006, c'était après ce terrain de six mois où j'ai appris les boutades et où du coup j'ai commencé à bien comprendre ce que c'était que l'honneur, et je voyais que l'honneur me faisait du bien. C'est-à-dire que finalement, ce qui était ma fitrah [= nature originelle], ou mon truc… Parce que s'insérer dans des rapports d'honneur, c'était une manière d'être épanoui, d'être stable, d'être épanoui, et donc voilà. Et donc ça primait sur… Moi je pense que, pour te dire très précisément comment je pose les choses, pour moi, la France ne sait pas penser l'honneur et la France, enfin nos milieux, enfin en général au 21ème siècle, et les gens confondent l'honneur et l'honneur droit, c'est-à-dire la partie masculine de l'honneur. Et ils considèrent que l'honneur c'est avoir un poing pour taper. Hein, tu vois, l'honneur droit, l'honneur gauche. Et moi, ce que j'ai compris, c'est qu'il y a aussi un honneur gauche. Le vrai honneur, c'est l'honneur de la pudeur, de la retenue et de la force exercée à bon escient. » (pp. 306-307)

Extrait n°8 : l'exploration en France

J'évoque ici le contraste entre mon obéissance dans la société yéménite et l'exploration de ma vie en France dans cette période (vers l'année 2006-2007) - la force que cette obéissance me donne, en fait.

« En France, c'est une situation, une société dans laquelle il n'y a pas de… pas autant, t'es pas autant socialisé quoi je veux dire, tu passes beaucoup de temps tout seul, c'est une sociabilité très éclatée entre différentes scènes sociales, etc.. Donc c'est très, très différent. Mais ce qui est pas différent, c'est que j'explore… enfin non, justement, [en Arabie], moi j'explorais plus justement. J'avais déjà exploré, j'avais déjà, j'ai jamais voulu sortir de ce quartier, de ce rond-point dans lequel j'avais… Tout était là quoi, tout le monde, j'avais compris tout le monde. J'avais des liens et c'étaient eux qui  étaient dépositaires de mon histoire. Donc si je sortais de ce quartier-là, j'étais plus personne. Mais par contre en France, c'était une période d'exploration, c'est-à-dire un truc où tu développes la séduction, où t'es foufou et tu t'éclates. Enfin, je veux dire au sens où tu rencontres des gens, tu t'imagines tout de suite, dès que tu vas rencontrer quelqu'un, tu t'imagines qu'il va changer ta vie et il y a aussi un peu ce truc-là que tu vas tomber amoureux, que tu vas construire des choses, c'est tout un état d'esprit d'être “pédé” en France ». (pp. 308-309)

Extrait n°9 : une impasse

Au fond même en France, l'homoérotisme n'existe pas.

« [En France], c'était ce que j'essayais de faire. Mais j'essayais de faire mais ça, mais je m'épanouissais pas là-dedans. Parce que je trouvais des gens qui à la fin, finissaient par me trouver vraiment bizarre aussi (…). Moi je pense que l'homosexuel en France c'est simplement quelqu'un qui ne peut pas voir la femme, qui ne peut pas envisager, apercevoir à l'horizon une femme. Je veux dire, des hétéros qui ont une vie sociale d'hétéro, il y a de l'homoérotisme dedans. Simplement, ce n'est pas qualifié d'homoérotisme et c'est nié avec raison, au sens où on sait bien que derrière ces blagues de mecs et de je te tape sur l'épaule etc. C'est une manière de s'affirmer dans un jeu hétérosexuel. Enfin, hétérosexuel… » (p. 309).

Extrait n°10 : porter son charisme

Le passage suivant est assez confus - mais utile pour L.-M. Zahed, qui est persuadé que je me détourne de ma “vraie nature”. Alors peut-être en rajoute-t-il un peu dans la transcription (on a tous fait ça…) : « La question que je pose alors à Ric est de savoir si c’est eux qui le trouvaient bizarre, ou plutôt lui qui s’est rapidement désintéressé de ce type de relation-là. Ric me répond difficilement, il cherche ses mots, il hésite : »

« Non, mais finalement ça, ça change rien. Ça change rien que avant, en fait. Ça changeait rien que avant quand j'étais… ben si, c'est-à-dire que, que je ba*se, sauf qu'avant je ba*sais pas. Mais je veux dire, quand tu, moi ça me satisfaisait pas, les gens me satisf… si tu veux, je… soit il y avait des… c'est aussi la question de la, d'arriver à porter son charisme ou pas, si tu veux, ou de vivre son charisme, tu vois, de le réaliser. Si t'as du charisme et que tu donnes pas aux gens les moyens de t'approcher, ton charisme leur fait peur si la personne en face elle est isolée face à toi, tu leur fais peur. Moi en étant homo, les gens ils me fuyaient. Enfin, beaucoup de gens me fuyaient. Je pense que voilà… souffrance. Moi j'étais tout seul, j'étais à Marseille, à faire Gaydar, machin. Des trucs pourris de… enfin, tu vois, c'était horrible comme situation, c'était vraiment… C'était du fantasme surtout. Des gens que tu connais pas. C'est ça le problème de Gaydar et de l'homosexualité ici en général en fait. Je pense que c'est tout le problème de l'homosexualité. C'est des rapports sociaux de plus en plus fugitifs, de plus en plus, enfin je veux dire, c'est une dynamique d'atomisation des relations sociales… Moi, j'ai envie, quand les gens viennent vers moi, quand les gens me connaissent, j'ai envie qu'ils connaissent mon royaume, c'est-à-dire ma dignité, ma famille, ma maison, tu vois ? Moi ça m'intéresse pas d'être écartelé. Ça m'intéresse pas c'est pas du tout intrinsèquement lié au milieu homo mais simplement, quand tu deviens homo, en général il y a une rupture biographique au moment où tu deviens homo comme, enfin, il y a quand même… et donc il y a des coûts en termes de… Tu perds ta socialisation, tu vois ? Quand t'étais hétéro et que tu deviens homo, tu perds… » (pp. 310-311)

En fait je trouve sa réponse assez honnête, dans le paragraphe suivant :
« Cette perte de la stabilité, de la continuité épistémologique tout autant que biographique que décrit Ric, cet écartèlement auquel il fait référence ici est social, n’a rien d’un rejet idéologique, a priori, de l’homosexualité en tant que tel comme le décrit J. Massad. Les relations sociales qu’il entretient en France en tant qu’homosexuel, ne le satisfont pas, d’autant plus qu’il a connu en Arabie sa première relation d'amour homosexuelle, mêlant honneur, confiance et franche camaraderie entre hommes de son âge. »
Bref, il entend bien ce dont je lui parle, même s'il ne comprend rien à ce qui s'est passé là-bas : une “relation d'amour homosexuelle”? Cette description ne colle ni à ma relation avec Ziad, ni avec son cousin Waddah. Mais cette affaire à sa décharge, c'est un tour de prestidigitateur…

Extrait n°11 : quête d'une reconnaissance intellectuelle

J'évoque ici mon dernier passage par “L'Université d'Eté Euroméditerranéenne des Homosexualités”, à Luminy en juillet 2007 (juste avant mon quatrième retour à Taez, lors duquel Ziad mettra le feu…).
Cette camaraderie scientifique et existentielle, que j'ai recherché au fond à travers toute mon enquête, j'ai pu croire dans ces années-là qu'elle se trouvait dans la communauté LGBT. De fait, c'était un lieu où je pouvais partager mes idées et observations. Mais comprenaient-ils vraiment?

« Parce que mes réflexions [en Arabie] sur l'honneur, la dignité, le social, la politique, etcétéra, m'amenaient à, enfin, je renouvelais mon rapport à l'homosexualité. Je suis retourné en [juillet] 2007, tu vois, même en 2007, juste avant de me convertir. Je suis retourné aux UEEH, pas du tout pour faire baisodrome, pas du tout pour faire, pour rencontrer, enfin, si, j'ai rencontré des gens, j'ai rencontré un type que je vois encore beaucoup, pour présenter mon truc, pour essayer de… Mais tu vois, c'était déjà beaucoup plus… J'avais envie d'assumer ma position dans le milieu homo parce que, tu vois ? Essayer d'exister, d'être reconnu, et il y a des gens qui ont reconnu mon truc, mais c'est un truc qui a fait bondir plein de gens parce que c'était un truc où je disais les salopes, où je ramenais toute la question de l'homosexualité à l'histoire sociale et à l'anomie. » (pp. 311-312)

Extrait n°12 : l'impossible dialogue

« Ouais. J’appelais ça le règne des salopes, makhnatha ; enfin tu vois, des trucs… Je disais comment les Arabes… Donc ça déconstruisait complètement la vision communautaire qu'il y a des gens qui sont comme ça, parce qu'ils sont nés comme ça, et qu'on les opprime. Donc tu vois, dans un truc LGBT où il y avait des associations, c'était violent (…). Mais bon, en même temps, je prenais position et moi j'étais content de faire ça (…). Je partais du fait que j'étais pas censé voir la ségrégation des sexes et je disais qu'en fait, en gros, mon chapitre, c'était de dire en fait, en tant qu'homme, dans la société masculine, ben j'étais complètement chargé d'un genre, enfin d'une, j'étais complètement confronté aux mêmes choses qu'une femme, c'est-à-dire au fait que si t'es pas affilié t'es une salope ».

Sur ma réflexion telle qu'elle s'énonçait à cette date, voir veiled_ethnographers (communication de juin 2007 à Lisbonne). Le titre est une allusion à l'ouvrage (magnifique) de Lila Abu-Lughod Veiled Sentiments - notamment à ce passage, où elle raconte l'insistance de son père pour l'accompagner sur le terrain (je cite la traduction de L.-M. Zahed, p. 316 :
« La chose que je n'avais pas envisagée était que la respectabilité a été comptée non seulement en termes de comportement dans les interactions interpersonnelles, mais aussi dans la relation avec le plus grand monde social. Je n'avais pas réussi à anticiper qu’un peuple aussi conservateur que les Bédouins, pour qui l'appartenance à la tribu et la famille sont primordiales et l'éducation des filles est naissante, suppose qu'une femme seule doit tellement s’aliéner sa famille, surtout son parent mâle, pour qu'ils ne soient plus intéressés à son sujet. (…) En m’accompagnant, mon père espérait éliminer de tels soupçons. »
Au fond j'avais commis exactement la même erreur. Je m'en rendais bien compte, et je cherchais comment rebondir - avec l'excuse que moi, mon père ne m'avait pas accompagné sur le terrain (ou alors son fantôme peut-être…).

Je précise que je vois toujours les choses comme ça aujourd'hui, d'autant plus en tant que musulman dans la société française. Au fond, il m'a fallu être dans le milieu homo pour formuler cette hypothèse, puis devenir musulman, pour réaliser que ça ne concernait pas que le Yémen.

Extrait n°13 : le patronage de Ziad

« A partir du moment où j'ai perdu H., tout le monde conspirait pour me socialiser comme un Occidental lambda. » (p. 317)

Je fais manifestement référence à la fin de mon premier séjour (septembre 2003), lorsque Ziad se retire dans son village, et tout seul je ne sais plus gérer les rapports (ce qui débouche sur la pseudo-tentative de viol de Nabil). Et L.-M. Zahed remarque : « Ce qui est trés différent d’une exclusion physique, sociale, voire d’une possible punition juridique. » (il suppose que Ziad m'a “plaqué” au terme d'une relation sexuelle consommée…). En mettant la sexualité partout avant qu'elle ne soit là, il inverse l'histoire - mais la symétrie est remarquable!

Extrait n°14 : notre désaccord

 « Tu ramènes toujours la question du rapport à la sexualité comme une souffrance et comme un problème a priori. Tu fais comme si moi j'avais, comme si chaque personne avait un problème de sa sexualité, et que ce problème-là, une espèce d'adéquation entre sa sexualité… »
« Damnation, c'est la damnation de l'épistémologie occidentale en général la damnation. C'est la damnation de Descartes. C'est le cogito qui est la damnation. Et pour moi, la conversion, c'était aussi une prise de conscience que vraiment quelque chose n'allait pas dans les sciences occidentales, dans l'aspect conscient, l'idée que la conscience, que le cogito, la pensée consciente peut changer le monde. Non. La pensée consciente elle se mord la queue, elle produit des effets secondaires à n'en plus finir et elle se mord la queue et elle se… C'est le bordel » (p. 318)

Extrait n°15 : première prière à la mosquée

« Déjà en 2006, moi quand je suis retourné [en Arabie] en 2006, j'avais déjà pris mes distances, j'avais déjà passé un an ou six mois ou neuf mois à faire des essais, de sortir avec des mecs et machin et j'étais crevé, j'en avais ras-le-bol. Donc je savais bien que l'enjeu, c'était pas de réussir à être homo ou pas, non, c'était pas ça, tu vois ? Et donc, vraiment, pour moi l'enjeu c'était de réfléchir aux questions de genre pour arriver à trouver une solution. Mais la solution, c'était pas être homo. tu sais, quand je relis mon carnet de terrain, j'en parlais très souvent de devenir musulman, “Puta*n, il faudrait que je devienne musulman ; et quand est-ce que je pourrais devenir musulman !?”. Et même je sais que le dernier jour de mon terrain, quelques jours avant mon retour en France, j'étais retourné à [la capitale] prendre mon avion. Je suis allé m'incruster à la prière du vendredi, donc déjà en 2006. J'étais pas encore musulman mais je suis allé me poser à côté, tout le monde me regardait “Mais qu'est-ce qu'il fout là celui-là” (rires). Puis au moment de la fin du prêche, tu sais, il y avait des gens dehors, donc du coup, je me suis mis… Je me suis calé et j'ai fait pareil que les gens. J'ai fait ma prière. » (p. 319)
« Mais c'était une espèce de… C'était pour transformer l'essai, c'était complètement… C'était un espèce de truc que je voulais faire parce que, après six mois sur place, j'avais l'impression d'avoir… Je voulais transformer l'essai quelque part, tu vois ? J'avais une espèce d'aisance avec l'islam, j'étais proche de l'islam et je voulais le faire. Nan, puis c'était aussi une question de peur, exactement la peur de quand tu sors avec un mec ou quand tu sors avec une femme, une fille, pour la première fois, tu vois, quand t'as peur de l'embrasser, quand t'es au collège, tout ça, c'est des choses, enfin, c'est un peu la même chose que j'avais comme rapport avec la mosquée. J'avais peur du regard des gens, j'avais peur que je me trahisse quelque part. La manière dont tu l'embrasses trahisse ta faiblesse. Quelque part, c'est ça, c'est le même truc. Moi j'avais peur d'être sous les yeux des gens au moment où je rentre dans la mosquée. Parce que je l'avais jamais fait, parce que j'étais occidental, parce que je l'avais jamais fait, parce que… »

Extrait n°16 : les embûches du chemin

« C'est complètement structurel, c'est-à-dire que quelqu'un qui veut se convertir, quelqu'un qui est attiré vers la mosquée, il se sent mal, quelqu'un qui est attiré par l'islam, il se sent homoérotique, on lui met le nez [dedans]… Je veux dire, ça, toutes ces questions d'homoérotisme elles sont déterminées par des questions de rapport entre l'islam et le christianisme au sens d'écologie de l'esprit. C'est-à-dire pas au sens juste restreint d'une religion mais au sens de système de pensée, système d'écologie de l'esprit quoi, au sens de l'esprit et du corps en interaction avec l'esprit etcétéra hein, où systématiquement, la transgression religieuse c'est le passage du christianisme à l'islam, est empéchée par des questions d'homosexualité. Si tu vas vers les musulmans, c'est qu'en fait tu es homosexuel. Donc c'est que t'es faible. Donc fait attention à ton homosexualité plutôt que de devenir musulman. » (p. 321)

Extrait n°17 : ma fierté d'être passé par l'homosexualité

« Mon enquête, je peux déconstruire des choses mais il y a des choses que je peux pas déconstruire. Il y a des prises de position que je ne peux pas négocier (…). Ce que je veux dire c'est que si, les questions d'homosexualité, etcétéra, il y a quelque chose qui est de l'ordre de la performance. Donc passer de l'homosexualité à l'islam, c'est quelque chose qui est à la fois acceptable, c'est quelque chose qui est, c'est pas pour ça que je l'ai fait, je m'en rendais pas compte mais, je me suis habitué à cette idée, et j'ai développé aussi le discours qui me permet de faire ça, c'est-à-dire passer de l'homosexualité à l'islam. Moi, étant un jeune [banlieusard parisien] de milieu de gauche, machin. J'ai le droit d'avoir été  pédé, d'avoir fait un coming-out et de dire “J'ai fait un coming-out”. Et je dis aussi j'ai fait un coming-out en France et pas [en Arabie], parce que c'est vrai et ça c'est important pour moi aussi. C'est important pour moi par rapport à l’Arabie. Voilà, qu'est-ce que ça veut dire et ce fait que moi je, je… si tu veux, maintenant, je suis dans une situation où je peux décrire très précisément toutes les interactions sexuelles que j'ai pu avoir avec les gens [en Arabie]. Et pour moi ça c'est très important (…). Ouais, érotiques, enfin tous les moments où j'ai été confronté à de l'homosexualité, je peux les décrire aujourd'hui, non pas en terme d'homosexualité mais en terme de choses qui se passent dans la société, dans le monde, on s'en rend compte, il y a un contexte… (…). [Ce n’est] pas une culture, [mais] un contexte et une interaction où le langage de la sexualité est utilisé (…). Ça existe pas la culture. » (p. 323)

Extrait n°18 : le mariage à la fin de l'histoire

« C'est de l'érotisme tout court. Il est pas homo-érotisme, c'est juste qu'il n'y a que des hommes mais c'est de l'érotisme tout court. [Les femmes] elles sont derrière, on les voit pas. Mais si tu veux (…), on ne parle pas des femmes. Les femmes n'existent pas comme personnes, on ne parle pas d'elles, on ne peut pas dire leur prénom et on ne les évoque pas. On ne les évoque pas. Donc si tu veux, c'est pas des acteurs, c'est des acteurs occultes, si tu veux. C'est pas qu'on a l'impression qu'elles sont omniprésentes. Mais c'est que quand on, quand tu as vécu, si tu veux moi en 2003 j'ai vécu un truc très, très fort avec des gens, et à un moment donné, j'ai compris qu'il y avait des choses derrière, que c'était pas juste des jeunes… C'est-à-dire qu'il fallait qu'il y ait un enjeu derrière, matrimonial, si tu veux. Enfin, c'était en fait évident. Parce que ça aurait jamais, c'était pas possible que des gens partent si loin… Ça pouvait pas juste être un délire. L'interprétation elle est toute conne, c'est pour ça que la fin de l'histoire est beaucoup plus facile à raconter à la fin qu'au début. » (p. 324).

Extrait n°19 : ma responsabilité vis-à-vis de Ziad

« En fait, simplement ce qui s'est passé, c'est que H. a misé sur moi… Si tu veux, il y a une interaction entre ma présence et la stratégie matrimoniale de H. Notamment, une des interactions, c'est que j'ai contribué à lui griller son coup qu'il avait avec la fille d'une famille respectable du quartier qui  migrait aux Etats-Unis en partie, donc qui avait la nationalité américaine. Et la fille elle avait eu quatre-vingt-quinze pour cent au bac ou je ne sais pas quoi, c'est la plus intelligente du quartier, et donc tout le quartier avait dit “H. est le plus intelligent du quartier, elle c'est la plus intelligente du quartier, il faut qu'on les marie ensemble”. Et donc H. s'était inscrit dans cette idée-là, et il avait l'impression que ça lui était dû quelque part, par rapport à la communauté du quartier. Et donc le père du quartier hésitait un peu, tout ça, et là-dessus, je suis arrivé en 20**, donc juste après qu'il ait eu son diplôme, alors quand il a eu son diplôme il est allé le donner au père et il pensait que tout de suite il allait lui filer sa fille. Et moi je suis arrivé là et en fait j'ai fait un gros scandale et si tu veux, ça a été une affaire dans laquelle H. a été assigné au rôle du despote quoi, tyrannique, qui manipule et qui respecte pas les étrangers, etcétéra. » (p. 325)

Je ne sais pas si cette histoire particulière a tant d'importance, mais l'intuition générale me semble juste : l'échec de Ziad avec moi, lors de mon premier terrain, a été lourd à porter, synonyme d'une certaine disqualification sociale. L'échec avec l'Occidental questionnait quelque part sa dignité d'homme. (Bien sûr L.-M. Zahed, ça lui passe complètement au-dessus).

Extrait n°20 : décrire ce qu'est l'amour

« Ce que je veux dire c'est que je pense que c'est une expérience très intéressante pour moi, même simplement une situation, une manière d'apporter un discours, d'apporter des choses à des gens. Le fait d'avoir été homosexuel et de dire “C'est l'homosexualité qui m'a amené à l'islam”, pour moi c'est très intéressant, aussi parce que ça peut dérider des musulmans. Et ça le fait de fait dans mon quartier, au Yémen, ça le fait, sur le fait que moi je suis arrivé à l'islam par des choses, même s'ils décrivent pas ça comme homosexualité mais c'est quelque chose qui enrichit leur foi et qui… Et moi je pense que là je peux apporter quelque chose, tu vois ? (…). si j'arrive à décrire suffisamment bien, en situation là où je vais, je peux montrer qu'est-ce que c'est que l'amour, quand t'es amoureux d'un homme quoi » (pp. 326-327)

Lecture de l'ouvrage

L'extrait me concernant se situe dans la partie C (p.289), juste après l'introduction (pp. 296 à 327).