Premier jet 2 mai 2023
Seule page de ce wiki où j'investis positivement la catégorie d'homosexualité (plutôt que homoérotisme* ou intersexuation*), en lien avec le Dossier Foucault, et comme prolongement de la définition du glossaire (1er mai 2023).
Ce texte développe pourquoi le rapport homosexuel en lui-même ne suffit pas à définir l’homosexuel*, aussi bien pour les Européens que pour les Yéménites, quoi que pour des raisons différentes. Il plaide pour une appréhension conjointe de ces deux rationalités concomitantes.
Dans la logique européenne, l’homosexualité est un trait de nature : elle se définit comme l’une des valeurs possibles de l’orientation sexuelle, pensée comme une caractéristique intrinsèque de l’individu. L’histoire de cette notion a été travaillée en détail par Michel Foucault, mais il suffira ici de constater sa parenté avec l’invention de la génétique : quand on parle d’homosexualité, on considère en fait que tout individu est porteur du gène « orientation sexuelle », dont il existe une version dominante (« hétérosexualité ») et une version récessive (« homosexualité »). Ce cadre ainsi posé, on rêve d’une société idéale où chaque individu trouverait le chemin de sa « prime nature » (fitra°), s’épanouirait dans le phénotype correspondant à son génotype. Or la seule manière de déterminer un génotype, comme chaque sait1), est de mettre en série les phénotypes. D’où la possibilité qu’une personne fasse une expérience homosexuelle mais ne le soit pas vraiment : cette éventualité est absolument nécessaire, sans quoi tout le modèle s’effondre. Le modèle exige de reproduire les « expériences sexuelles », comme on aligne les tubes à essai ou la reproduction des drosophiles - afin de « faire parler son sexe », comme dirait Foucault dans son Histoire de la sexualité.
Dans la logique des Yéménites le désir homosexuel, voire le rapport lui-même, prennent également le sens d’une épreuve (ibtila). Mais justement pas l’épreuve expérimentale d’un trait de nature qu’il s’agirait d’établir scientifiquement. L’épreuve est prise dans les régularités d’un ordre cosmique, régi notamment par la différence des sexes. Un ordre dans lequel l’être humain, « créé d’un homme et d’une femme » (Coran 49:3), ne peut s’inscrire dans le monde qu’en devenant homme ou femme à son tour (on parle de sociétés tribales, conçues pour perdurer à bonne distance de l’état civil et des « droits » qui lui sont associés). Dans la perspective d’un tel ordre, chercher à se maintenir dans l’intersexuation originelle du nouveau né, au nom de la fidélité à sa « prime nature », n’a simplement pas de sens.
Pour autant - et ce n’est pas contradictoire -, les Yéménites n’ignorent rien du monde qui les entoure et de ses injustices. Ils savent notamment que l’État, pour maintenir son emprise, fait usage de l’intersexuation : qu’il crée des situations où celle-ci paraît avantageuse, afin que la société perde son esprit de corps (‘asabiyya) - quitte à créer sa propre milice d’esclaves s’il n’y parvient pas (phénomène mamelouk*). Ils savent aussi que ce principe général, déjà décrit par Ibn Khaldoun au XIVe siècle, se décline à notre époque de manière différentiée, entre l’efféminement de l’impérialisme occidental et le virilisme du nationalisme arabe, l’un et l’autre fonctionnant de concert en réalité : c’est l’intersexuationF0 généralisée de la condition taezie, dans le Yémen des années 2000…
Bref, les Yéménites conçoivent parfaitement que dans ce monde réel, un individu puisse adopter stratégiquement une position d’intersexuation, surtout s’il est pris dans une situation injuste qui excède la science dont il dispose - ce qui est le lot en fait de tous les musulmans face à la complexité du monde contemporain, et a fortiori le lot des non-musulmans, face à la complexité des pays d’islam.
Le problème n’est donc pas de faire l’expérience de l’intersexuation, d’une compromission obligée, qui au fond n’épargne personne à l’heure d’une corruption généralisée. Mais chaque situation de ce type engage un nœud de relations sociales, qu’il faut savoir tenir, si l’on espère en sortir par le haut. En somme, l’intersexuation est une épreuve qu’il faut tenir en ce bas monde, afin d’accéder à la pleine jouissance dans l’Au-delà. Et cet objectif est clairement incompatible avec l’homosexualité telle que nous la définissons (l’intentionnalité d’une quête sexuelle orientée vers telle ou telle catégorie).
Remarque : Dans ma propre trajectoire ethnographique, notons que je deviens homosexuel (dans le sens proposé ici) en juin 2004, soit au moment où la sociologisation est achevée, scellée par le dépôt de mon premier mémoire. C’est bien vers une catégorie d’acteurs que je m’apprête alors à retourner, ayant perdu conscience de la situation dans sa singularité, avec pourtant l’intuition étrange d’y avoir gagné une place. À travers cette conversion subjective, il s’agissait bien de « faire parler mon sexe » mais dans la perspective de ce retour, à titre de ressource supplémentaire pour affronter la même situation. Et faire parler la société yéménite surtout, qu’elle me délivre son secret…
Dans mon enquête sur le Yémen des années 2000, je suis arrivé à la conclusion que l’intersexuation désignait pour les Yéménites une classe particulière d’injustices, relativement subtile, face à laquelle les Yéménites se sentent relativement armés en tant que musulmans.
Dès lors qu’un être dominé (un enfant, un ethnographe isolé…) est entravé dans ses efforts pour s’extirper de son intersexuation originelle (liée à sa naissance, ou à son bagage d'Occidental), l’injustice est qualifiable en elle-même d’intersexuation. Cette injustice n’est réductible ni à l’abus de pouvoir masculin (comme dans le viol), ni à l’abus de pouvoir féminin (comme dans l’abus d’une situation de dépendance), elle est plutôt combinaison des deux : une situation où le masculin et le féminin s’aveuglent mutuellement au lieu de se placer sous la surveillance l’un de l’autre - en fait sous la surveillance d’Allah.
Par exemple :
Évidemment, cette classe d’injustices n’est identifiable qu’en référence à une justice plus large, à une Lumière dans le monde qui n’est pas identifiée par tous - et particulièrement peu par les Européens, victimes d’une civilisation par excellence de l’intersexuation.
Quand on mêle la question homosexuelle à l’étude des pays d’islam, il est tentant de se cacher derrière l’argument du relativisme culturel, d’enfermer chacun dans l’aveuglement de sa « culture ». Ainsi, il n’existerait en arabe que des traductions approximatives ou datées de notre concept moderne d’homosexualité, telles que « sodomite » (lûtî), « dépravé » (fâsiq), « efféminé / intersexué »* (mukhannath / khunthâ), ou même la notion de « viol » (ightisâb). Les Yéménites ne comprendraient pas vraiment ce qu’aujourd’hui en Europe nous mettons derrière ce terme, ce qui justifierait d’en forger une traduction sur mesure : mithliyya jinsiyya pour « homo-sexualité », qui donne simplement mithlî pour « homosexuel »…
En réalité, les Yéménites savent très bien ce que nous mettons derrière ce terme. Il y a donc un enjeu particulier à en proposer une définition adéquate, correspondant à ce que les Yéménites en comprennent, et qu’ils refusent dans leur grande majorité. Ce qu’ils refusent dans ce terme, peut-être serions-nous fondés à le refuser aussi. Mais sans ce travail de traduction, nous nous empêchons d’envisager cette éventualité.
En ce qui concerne les vertus de « l’intersexuation », les Yéménites n’ont rien à apprendre des jeunesses occidentales - n’en déplaise à certains parents qui se gargarisent de l’avant-gardisme de leur propre progéniture, qui ne font là que protéger leurs propres contradictions. Cette jeunesse se révoltera un jour d’avoir été élevée dans une telle complaisance.
Analogie parfaite de ma petite mésaventure dans le milieu des sciences humaines : j’arrive dans des sciences sociales qui se gargarisaient de leur « intersexuation » réflexive*, de tout ce qu’elle leur permettait de mieux connaître et de savoir en plus. Avec mon enquête au Yémen, je leur rapportais une mauvaise nouvelle qu’elles n’ont jamais voulu entendre2), à savoir que cette « intersexuation » méthodologique se traduisait nécessairement par une intersexuation réelle, c’est-à-dire l’effondrement de l’observateur sur lui-même, sur son propre point de vue (on le voit dans mon enquête à cette période, ou chez Ludovic-Mohammed Zahed).
« Bien sûr, la totalité de l'esprit* ne peut pas se transporter dans une partie de l'esprit…… », remarque Bateson (citation n°3)
Or il ne saurait y avoir de science sans confrontation au réel. De même qu’il revient aux parents de protéger leurs enfants et pas l’inverse, de même c’est à la communauté des ethnographes de regarder en face les situations qu’on lui présente, et pas aux ethnographes de protéger les contradictions de la communauté.
Une communauté académique qui m’oblige depuis vingt ans à re-composer perpétuellement le même tableau (d’après Velasquez), ne mérite pas l’appellation de communauté scientifique. Une communauté ethnoreligieuse qui fait de même, qui botte perpétuellement en touche face à la situation que je lui présente, et traite par le mépris les personnes dont je leur parle, ne mérite pas l’appellation de communauté musulmane. La France en fait a un problème véritable dans son rapport à l’extérieur, incapacité à percevoir le monde au-delà de ses contradictions - un problème dont l’analyse relève peut-être de l’intersexuation.
Quoi qu’il en soit - et avant d’articuler plus avant aux écrits foucaldiens -, il me semble utile d’envisager l’homosexualité comme un double processus :
Deux processus dont on ne peut pas souhaiter qu’ils restent durablement contradictoires, en tant qu’apanage de deux « cultures » disjointes, l’Europe et l’islam. Sur ce sujet comme ailleurs, nous devons oeuvrer à ce que la pensée scientifique s’améliore, et aussi en parallèle, à ce que notre monde reste vivant.