Mon lien avec Taez
Résumé du 5 septembre 2022 (initialement en arabe)
Lors de mon premier terrain anthropologique à Taez, on me laissait toute liberté d’évoluer comme je le souhaitais pour mon enquête. Mais vers la fin de mon séjour (29 septembre 2003) j’ai subi une tentative de viol, de la part du frère aîné de la famille locale qui m’avait pris sous son aile. Un soir mes interlocuteurs ont sonné l’alerte : ils m’ont caché précipitamment dans un appartement, avant de m’exfiltrer discrètement du quartier. Et quelques jours plus tard (4 octobre), alors que j’étais monté dans la Capitale Sanaa pour souffler un peu, un cousin de cette même famille m’a fait une proposition sexuelle. Bien que je n’ai pas parlé de ces deux incidents dans mon mémoire, c’est dans ces circonstances que je suis passé à l’écriture sociologique pour la première fois.
J’ai commencé à écrire sur ces deux incidents seulement quinze ans plus tard, en 2018, bien après avoir dû abandonner ma thèse, alors que tout s’était effondré. J’ai alors (re)découvert par l’écriture que le grand frère n’avait jamais eu l’intention de me violer. En recoupant les indications contenues dans mes carnets, j’ai réalisé que tout s’était déroulé sur l’écran de ma subjectivité… avec la complicité de mes interlocuteurs, bien sûr, qui faisaient leur petite révolution avant l’heure.
Quant à la proposition sexuelle du cousin, à l’origine c’était juste une question : « Cherches-tu à établir une relation sexuelle? ». Une question avec laquelle il avait voulu me prendre au réveil, mais qu'il me posait très poliment. En fait c’est moi, inconsciemment, qui l’avait contraint à me la poser.
Tout découlait d’une démarche d’immersion qui prétendait recueillir la parole au raz du sol, sans intermédiaire, de manière parfaitement symétrique - conformément à la méthode de “l'observation participante”. Cela a mené à la petite révolution racontée dans mon mémoire. Et psychiquement, j’étais incapable de gérer l’ambivalence de mes sentiments à l’égard de cet homme, qui m’avait accueilli et dont on me disait qu’il voulait me violer. Interpréter la question du cousin comme une « proposition polie », me permettait de m’opposer à cet homme sans rompre la relation. J’affirmais par là une vision du monde rationnelle, où nous étions tous des individus dotés d’une sexualité, que certains assumaient « poliment » tandis que d’autres l’utilisaient pour dominer. Je posais ainsi le cadre de l’analyse sociologique, où la totalité est définie comme une abstraction (“le social” - plutôt que par la présence incarnée de Dieu).
En réalité, c’est le moment où je renonce à interagir, où je m’enferme dans une contemplation sociologique en forme de “masturbation intellectuelle”. Il m’a fallu de longues années pour comprendre que ce jeune homme n’avait selon toute vraisemblance pas plus d’expérience que moi dans ce domaine, et qu'en fait lui aussi a été violé. Aussi, je refuse de considérer cet incident comme un dérapage « personnel » qu’il me faudrait dissimuler. C’est plutôt un double viol, généré par le régime des sciences sociales post-coloniales - dont le « régime yéménite » n'était que la traduction politique locale.
Dans la distance entre ces deux perceptions, réside le travail que j’ai opéré en quinze ans, sur la notion-même d’engagement et de représentation sociologique. Mais je n’ai pu l’opérer que grâce à cette famille et à cette ville, qui soutenaient ces contradictions dans la dignité. C’est ce dont je veux témoigner aujourd’hui.