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Maryam : le clan matriarcal de Ziad

Résumé

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Nichée contre l'enceinte de la Préfecture et surplombant le carrefour du Hawdh, la majestueuse maison blanche (avec le drapeau) construite autrefois par le grand-père maternel de Ziad. Photographiée en 2004, la maison est un peu décrépie : elle est maintenant louée à des étrangers, ses propriétaires partis vivre à Sanaa depuis longtemps…
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À l'arrière de la grande maison blanche, au cœur du quartier, une petite maison modeste (photo de 2003). La grand-mère de Ziad est venu y habiter avec ses deux filles après la mort de son mari - dont elle était pourtant la première épouse…

Maryam est la grand-mère maternelle de Ziad, qui est longtemps restée isolée au village avec sa belle-mère et ses deux filles, tandis que son mari faisait sa vie au Hawdh al-Ashraf avec une deuxième épouse d'origine ottomane (la grand-mère maternelle de Waddah). Maryam finit par s'installer à Taez assez tardivement avec sa fille aînée - la mère de Nabil, Ziad et Yazid - dont les fils tireront leur revanche dans un Hawdh al-Ashraf déjà sur le déclin. Le Royaume de Nabil et de Ziad ne survit pourtant pas à l'alliance avec l'ethnologue occidental.

Dès mon arrivée en août 2003, on m'a parlé de cette rivalité entre les deux épouses du grand-père, montée en épingle parmi les voisins comme un clivage “quasi-ethnique” :

« Walid [le frère de Waddah] se vante encore devant moi de ces origines turques héritées de sa grand-mère maternelle, tandis que ses amis clament leur indifférence avec dédain : la Turquie est le pays qui s’est le plus éloigné de l’islam ! (…) Manifestement les enfants du premier mariage ont moins hérité du capital social acquis par leur père que ceux du second mariage. Parmi les trois fils issus du second mariage, deux ont très bien réussi et travaillent dans de grandes entreprises à Sanaa (entreprise pétrolière) et au Caire. Leurs enfants étudient dans de grandes universités américaines. » (page 38 de ma maîtrise).

En réalité lorsque j'écris ces lignes, j'ai déjà pris position dans cette histoire sans m'en rendre compte, avec mes contradictions intimes et intellectuelles les plus structurelles. Ce n'est que bien des années plus tard, vers 2008-2010, que je percevrai à nouveau le rôle de cette lignée féminine derrière le destin de cette fratrie (voir mon texte de 2012, L'ethnologue et les trois frères de Taez). Et même là, j'ignorai encore un détail dont je n'ai pris connaissance qu'en 2020, détail décisif pour comprendre les rapports entre Maryam et son époux (voir le texte ci-dessous).

Quoi qu'il en soit, l'essentiel est de remarquer l'inversion symbolique au cœur de cette rivalité entre les deux épouses :

  • l'une est tribale, mais originaire de Taez (Hujarriyya),
  • l'autre est ottomane, mais originaire de Sanaa (vieille ville)

Dans l'histoire locale, “l'ordre des choses” est plutôt l'inverse : tribus dans les montagnes du Nord, influence étrangère par les côtes. Cette configuration familiale relève d'une inversion, dont découle une vision du monde bien spécifique (valorisation charismatique). Inversion évidemment fréquente dans l'histoire de cette ville, et qui en fait toute la richesse (voir le rôle paradoxal du Prince Ahmed dans l'invention d'une modernité yéménite).

Autrement dit, le dénouement de mon premier terrain n'avait rien d'accidentel. Quelque part je l'ai toujours su, mais il m'a tout de même fallu de longues années pour démêler les fils de ce non-dit. Cela est bien révélateur, d'une part, des contradictions de la société taezie, qui s’enorgueillait tant de son “ouverture d'esprit” ; d'autre part de sciences sociales postcoloniales, se réclamant de la critique féministe et soucieuses du sort des femmes… seulement dans les limites de leurs propres contradictions.

Waddah et Maryam

Texte de juillet 2021, rédigé à partir de l'incident d'octobre 2003.

(…)On peut dire ici rapidement les raisons qui poussaient Waddah dans ce piège : raisons d’ordre familial et sociohistorique, étroitement liées à l’histoire politique du Yémen au XXème siècle, et plus fondamentalement encore à la transition entre deux phases de l’histoire du monde :

  • ordre colonial : l’économie est centrée sur le comptoir britannique d’Aden, tandis que Sanaa reste “au Moyen-Âge” ;
  • ordre post-colonial : l’économie est centrée sur la capitale Sanaa, Aden étant vouée à la décrépitude ;

En tant que ville médiane, grenier et capitale yéménite des ressources humaines, Taez était profondément marquée par ce basculement à l’œuvre. Mais bien sûr, ces raisons étaient loin de m’apparaître clairement à l’époque…

Pendant mon premier terrain, on m’avait présenté Waddah comme un cousin de mes interlocuteurs, exilé à Sanaa, où il travaillait comme employé dans une banque, pour le compte d’un notable du Régime. Je connaissais déjà son frère Walid, un peu plus jeune, qui aimait fréquenter le quartier de ses cousins maternels, malgré le fait qu’on y raillait souvent ses origines « turques » (les turcs étant non arabes, non tribaux, et passant pour à peine musulmans, du fait de la laïcité instaurée par Atatürk…).

Arbre de parenté de 2015

En fait, Waddah et mes interlocuteurs à Taez avaient en commun un grand-père maternel, né vers 1930 dans les montagnes de la Hujariyya, à mi-chemin entre Taez et Aden. Abduh avait eu deux épouses. La première venait de son village mais elle fit plusieurs fausses couches, et lorsqu’elle finit par mettre au monde un enfant ce fut une petite fille (la mère de mes interlocuteurs). Aussi vers le tournant des années 1960, Abduh prit-il une seconde épouse, issue d’une famille citadine de Sanaa, qui allait d’abord lui donner une fille (la mère de Waddah) puis plusieurs fils.

Cette seconde épouse avait effectivement un ancêtre ottoman, issu de la seconde occupation ottomane du Yémen (1872-1918). Son père avait travaillé comme secrétaire auprès des imams, et pourtant à l’époque de ce mariagecette famille passait pour très pauvre. Il faut dire qu’en 1948, l’imam Ahmad avait fait de Taez sa capitale, afin de mieux contrôler la modernisation venue d’Aden, tandis que Sanaa restait dans le sous-développement. Abduh pour sa part travaillait dans le commerce avec la colonie britannique, véritable plaque tournante du Commonwealth dans le boom économique de l’après-Seconde Guerre, et second port mondial en termes de tonnage après Rotterdam… Ses affaires étaient déjà florissantes avant la révolution républicaine de 1962, qui accéléra encore (dans un premier temps) le développement économique de Taez. Parallèlement, la ville de Sanaa retrouvait son statut de capitale, et sa belle-famille « ottomane » trouvait sa place dans le nouveau régime tribalo-républicain. Parmi les oncles de Waddah, plusieurs allaient accéder à de très bons postes après des études supérieures à l’étranger, grâce à leur inscription dans les réseaux de la Capitale.

Pendant ce temps Maryam (grand-mère maternelle de Nabil, Ziad et Yazid), restait dans son village de la Hujariyya, avec sa fille unique, sous l’autorité de sa belle-mère… Circonstance supplémentaire : celle-ci était aussi la seconde épouse de son père. Une famille recomposée en quelque sorte, construite autour de cette femme flamboyante, qui avait quitté son premier mari en emportant avec elle son premier enfant - Abduh, auquel un second mari avait jugé bon de marier sa propre première fille… Pour Maryam le divorce n’était pas concevable, du fait que la mère d’Abduh était sa belle-mère doublement : en tant qu’épouse de son père (âmmatuhen arabe, littéralement « tante paternelle ») et en tant que mère de son époux (khâlaen arabe, littéralement « tante maternelle »).

Arbre de parenté de 2020

Donc Maryam resta jusqu’au bout fidèle à cette femme, et aux usages de la société yéménite qui l’enfermaient doublement. Damnée par la beauté d’une femme, elle finit par donner à Abduh un second enfant, dont le destin voulut qu’il fut encore une petite fille (la mère de Ammar). Une lignée de femmes, qui s’annonçait bientôt dépourvue de soutiens masculins…

Pour Maryam, le salut se présenta en la personne d’Abdelghanî (le père de mes interlocuteurs) : un cousin éloigné d’Abduh, qui cherchait à se caser après une vie tumultueuse dans le port d’Aden, et qui à chaque passage dans son village apportait à ces femmes un peu de soutien matériel. Contre l’avis d’Abduh, Maryam maria donc sa fille aînée à Abdelghanî, dans l’espoir de lutter contre sa propre marginalisation. De fait, ce dernier avait des vues sur les terres d’Abduh au village, et la petite famille s’installa à Taez (avec la belle-mère) dès le décès de ce dernier, pour y investir un héritage qui n’intéressait déjà plus la branche « ottomane ». La ville de Taez avait perdu de son dynamisme, avec l’avènement d’un régime communiste à Aden (1967) et la centralisation grandissante du régime de Sanaa, à partir de l’arrivée au pouvoir d’Ali Abdallah Saleh (1978).

Abdelghanî donna à Maryam trois petits-fils au caractère bien trempé : Nabil (1973), Ziad (1979) et Yazid (1982). Mes interlocuteurs grandirent dans le nouveau quartier de Hawdh al-Ashraf, proche de l’ancien palais de l’imam et joyau de la jeune république dans les années 1960, un quartier déjà noyé à ce stade par l’exode rural et la construction anarchique d’immeubles. Une petite maison modeste, construite dans l’arrière-cour de la belle demeure d’Abduh - que l’épouse ottomane n’habitait déjà plus (elle termina sa vie à Sanaa auprès de ses fils) et qu’on ne pouvait plus guerre louer qu’à des familles pauvres ou des travailleurs ruraux.

C’est dans cet environnement que Nabil construisit son royaume, repris par son frère Ziad lorsqu’il fut recruté par la Municipalité, en tant que chef de l’inspection des souks centraux de la ville. Et c’est à ce royaume que j’ai consacré mon premier travail (2003-2004). Bien qu’encore très approximative, mon « étude sociologique » était déjà construite autour de ce mystérieux charisme qui m’avait captivé, au sens propre : avant même que je puisse la comprendre, l’histoire de cette famille avait pris possession de mon corps, dans les circonstances déjà évoquées.

Waddah lui-même avait grandi avec ses cousins, dans une certaine admiration pour leur force physique, leur intelligence et leur noblesse de caractère - surtoutpour Nabil, son aîné de sept ans, qui avait été pour lui comme un grand-frère. Mais en tant qu’aîné de la branche ottomane à cette génération, Waddah était aussi forcé de se positionner en compétition avec eux, défenseur du patrilignage de sa mère contre l’usurpateur Abdelghâni. Aussi en vertu de la haine légendaire que se vouaient leurs mères respectives. Car du côté des femmes, la famille restait structurée par une alliance féminine particulièrement forte, entre la mère d’Abduh et sa (doublement) belle-fille. Du point de vue de ces femmes, l’usurpatrice était la seconde épouse, « la Turque » (surnom dépréciatif que j’entendais dans la bouche de cousins plus jeunes, Ziad se gardant bien d’évoquer devant moi ces questions familiales).

On voit que ce contexte familial - du moins pour la descendance d’Abduh restée à Taez - se caractérise par une divergence particulièrement forte des points de vue masculin et féminin : entre l’ordre légal et objectif des patrilignages, et l’expérience émotionnelle de la sphère domestique. Comme ma propre démarche ethnographique visait à la fois une forme d’objectivité (sur-moi scientifique) et une certaine lucidité réflexive (critique féministe), il était quelque part inévitable que ma démarche ethnographique me mette aux prises avec ces ambiguïtés de l’histoire locale. C’est pourquoi Waddah ne pouvait que soupçonner mon homosexualité, avant-même de m’avoir rencontré physiquement. Il la soupçonnait par jalousie, vis-à-vis de ses cousins restés à Taez, et par principe d’autorité. Pour des raisons indissociablement familiales, politiques et régionales, c’est à lui qu’il revenait d’intervenir, afin de restaurer l’ordre social perturbé par ma démarche.

Texte rédigé dans la suite (waddah)

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fr/comprendre/contextes/maryam.1645875724.txt.gz · Dernière modification : 2022/02/26 12:42 de mansour

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