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La bulle (notice)

Une sorte de délire généralisé, où toute ma recherche au Yémen a basculé dans des circonstances très précises, qu'il faut présenter avant toute chose.

Octobre 2003

Fin septembre 2003, je suis à Taez depuis deux mois, il reste quatre semaines avant mon vol retour, et je décide de faire une escapade de quelques jours dans la Capitale Sanaa. J'en profite pour recontacter un informateur, croisé brièvement à Taez lors des congés du 26 septembre (la fête nationale yéménite). Waddah a quitté Taez deux ans plus tôt pour occuper un poste d'employé de banque, négocié via des relations familiales avec un haut cadre du Régime. Il a grandi dans le quartier où je viens de passer six semaines, pour lequel il conserve une certaine nostalgie. Nous commençons à revisiter ensemble mes observations lors d'une première journée de discussion, suivie d'une deuxième. À l'aube du troisième jour (4 octobre 2003), notre relation change de nature. Finalement je resterai avec lui les dernières semaines jusqu'à mon vol retour. Ma petite amie est à l'aéroport, et notre étreinte se referme sur ce secret. Dans le mémoire que je rédige l'année universitaire suivante, Waddah est à peine mentionné. Il est éclipsé par son cousin Ziad, le seul héros de l'histoire.

L'épilogue de ma maîtrise, où j'évoque le dénouement de mon séjour.

Ziad est un jeune expert comptable, qui vient de sortir premier de l'université de Taez, et que je rencontre vers la mi-août au mariage d'un professeur de français. D'emblée nous nous trouvons liés par une vive affinité intellectuelle, et il se résout à me socialiser dans le quartier de son enfance, sous son autorité. La démarche donne lieu à des péripéties rocambolesques, au cours desquelles Ziad perd la face à plusieurs reprises. Fin septembre, il finit par se retirer dans son village d'origine. Il insiste pour que je reste là-bas avec lui, mais je refuse. Ziad est un interlocuteur passionnant sur le plan philosophique, mais il est un piètre informateur : je sais déjà qu'il ne me parlera pas de ses camarades, qu'il ne m'aidera en rien à comprendre ce à quoi j'ai assisté. Suivre Ziad dans son village, ça voudrait dire abandonner mon projet anthropologique et me convertir à l'islam. Je ne suis pas venu pour ça. En pratique cependant, ma position à Taez n'est plus tenable en son absence. Et puisque son cousin Waddah tient à s'insérer dans la conversation…

Au vu de ces éléments, on ne peut pas vraiment parler de “délire généralisé” : pour octobre 2003, mon comportement apparaît même plutôt pragmatique. Le délire est surtout d'être revenu à Taez l'été 2004, et encore les années suivantes : d'avoir cru cette situation réversible. Il y a là un basculement, que je peux dater très précisément dans ma vie de l'époque.

Juin 2004

Le samedi 5 juin 2004 en fin de matinée, au lendemain d'une soirée festive avec ma petite amie pour fêter le dépôt de mon mémoire, je quitte instinctivement son appartement. Je sais tout de suite que je n'y reviendrai plus. Il y a du soleil dans Paris, je marche vers le RER qui me ramènera en banlieue chez ma mère, et l'air à cet instant est extraordinairement léger. J'ai réussi à devenir anthropologue, je vais prendre quelques semaines de vacances, avant de retourner à Taez pour y poursuivre mon travail. J'ai complètement effacé Waddah à ce stade : mon seul interlocuteur est Ziad, auquel je parle par la pensée depuis des mois, et mon mémoire lui est dédicacé.

Mais les semaines suivantes, je suis rattrapé par l'angoisse. Pour ma recherche au Yémen, ne suis-je pas en train de sacrifier toute ma vie en France? À Taez ils n'auront rien oublié de mon premier séjour, et je ne serai pas forcément le bienvenu… Comment vais-je réagir cette fois, sans le soutien à distance de ma petite amie? Je me rends bien compte que ma vie est en train de basculer dans l'inconnu, et j'appréhende de plus en plus la perspective de ce second voyage…

Au cours de ce mois de juin, par une nuit sans sommeil dans le lit de ma chambre d’enfant, je repense à mon père, décédé cinq ans plus tôt. Je repense à ce samedi matin, lorsque la proviseur du lycée Louis-le-Grand est entrée dans la salle de classe et a appelé mon nom. Je me tourne vers le regard impuissant de Momo, mon camarade Tunisien, avec lequel j'ai commencé à apprendre l'arabe quelques mois plus tôt. L'instant d'après je cours vers l'Institut Curie. C'était le 5 juin 1999. Nous pensions tous que c'était la fin, mais mon père avait seulement fait un AVC. Il se réveille deux jours plus tard, en ayant tout oublié de l'année écoulée. L'homme de cinquante ans dans la force de l'âge, se retrouve dans une chambre d'hôpital et dans un corps de cancéreux, toute sa famille réunie autour de lui. Mon père procède rationnellement, comme à son habitude, il fait bonne figure avec tous ses interlocuteurs. Quand finalement il se retrouve seul avec ma mère, la question fuse : il l'accuse de l'avoir empoisonné. Elle lui raconte tout et il accepte, en apparence en tous cas. Son état très vite se dégrade encore, et il s'éteint trois semaines plus tard.

Revisitant ces étranges journées cinq ans après, par cette nuit sans sommeil, j'ai soudain une illumination. Je comprends que mon père était homosexuel. Il l'a toujours ignoré, mais ce refoulement l'a conduit à développer son cancer, c'est maintenant une évidence. Moi je vais vivre, je ne vais rien refouler du tout. Toute mon angoisse disparaît à cet instant précis. Je sais que tous les déboires de mon premier séjour, assez éprouvants, étaient en fait liés au refoulement de ma « vraie nature » (fitra). Le Yémen est inscrit dans ma vie, et je n’ai plus aucune appréhension quant à mon retour prochain à Taez.

Une hypothèse de travail

« L'homosexualité » me relie à la société yéménite : même si je ne l'évoque jamais, l'idée existe quelque part dans ma tête à partir de ce second séjour, et toute ma recherche ultérieure s'est construite dans ce délire généralisé. Mais c'est un délire tout à fait maîtrisé, en même temps. Car je procède méthodiquement, je fais bonne figure avec tous mes interlocuteurs, je garde pour moi mes hypothèses de travail1). Jusqu'à ces journées de septembre 2007, avec le début du Ramadan, où sans rien demander à personne je commence à fréquenter la mosquée. J'ai alors mis fin au délire, en mon for intérieur. Et la pudeur m'obligera à me retirer progressivement, sans jamais mettre fin aux conversations nouées à cet endroit.

En fait depuis quinze ans, cette bulle est le véritable objet de mon travail. Non pas les angoisses de mon père devant la mort, dimension personnelle et familiale, dont j'ai toujours su qu'elle tenait en quelques lignes. Pas non plus les quiproquos vécus à Taez, qui sont éclaircis depuis longtemps. Mon terrain de recherche depuis quinze ans, c'est tout le reste : le monde académique, la communauté musulmane elle-même, la société française et son histoire. La question n'est pas cette bulle mais pourquoi, à ce jour, on ne m'a encore jamais permis de m'en extraire.

(premier jet au 12 mars 2022, à peaufiner)

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1)
Certes, j'ai réorganisé mon travail quelques années plus tard, autour du rôle de la séduction et de la vulgarité dans la sociabilité masculine. Mais là encore, « l'homoérotisme » n'est pas l'homosexualité. Cette phase de mon travail, très limitée dans le temps, est liée aux circonstances bien particulières de mon troisième séjour (2006), notamment aux rumeurs infamantes que les intermédiaires culturels avaient fait circuler sur mon compte.
fr/notice.1647091904.txt.gz · Dernière modification : 2022/03/12 14:31 de mansour

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