Revenir (mail collectif du 25 juin 2006)
Petit mail rédigé lors de mon troisième séjour (février-juillet 2006), alors que la date du retour se rapprochait.
25/06/2006 08:06:12 REVENIR
Après juste un cycle de sommeil, j'ai été réveillé à 7h par mes idées.
Je sortais d'un rêve de France, où Florence Weber parlait, tellement éloquente, et je blaguais avec une jeune fille, on se lançait des vannes de connivence. J'ai vu Henri aussi. J'ai pensé à Thibaut, à Marina. Il est temps que je rentre.
De moins en moins endormi, j'ai commencé à penser à la dernière partie du texte que je suis en train de finir depuis des semaines, où il va être question d'à quel point je suis largué, à quel point je suis à côté de la plaque… et pourtant comment ce décalage me place sur une fréquence d'interaction où je suis prédisposé à rencontrer certaines personnes : ceux dont le regard va chercher, au-delà des mots, le signe d'une éventuelle complicité ; ceux qui errent, un peu comme moi, dans la nuit d'une culture qui n'existe pas encore. Ca va être bon ! Il faut que je termine ça, je peux plus dormir.
Je suis sorti déjeuner un foul sur le rond-point, et j'ai justement rencontré un de ces jeunes citadins, terriblement futés et donc terriblement blasés, en avance sur leur temps, et qui du coup finissent eux-aussi sur le rond-point ; un qui me plaît particulièrement, il s'appelle Khaled, avec ses blagues et son regard ironique… De la terrasse du resto, il regardait les hommes de peine et s'exclamait : “ Ce peuple… Regarde moi ça ! On demande un ouvrier, y'en a 20 qui se pressent derrière… ”. C'était dit sur un ton énigmatique, indéfinissable : ce n'est pas une moquerie, ce n'est pas du mépris ; c'est juste un jeune homme qui n'a rien d'autre à faire que d'être ouvrier mais qui aime regarder le spectacle des autres ouvriers, pour en faire des “ mots d'esprits ” que peut-être lui seul comprend. J'adore regarder le rond-point en compagnie de Khaled, en tentant de suivre ses commentaires incisifs. Je l'ai connu à peine cette année ; tant pis, il sera sans doute encore là l'année prochaine.
Après, un jeune étudiant est sorti de sa maison et m'a demandé pourquoi je déjeunais ici. Peut-être il trouve le resto très populaire, surtout à cette heure où il est assailli par les ouvriers journaliers, mais pour moi c'est le meilleur foul du quartier du Hawdh. Je lui ai dit “ Qu'est-ce que tu crois, je suis un travailleur, moi ! J'ai pas de maman en ville pour me préparer mon foul… ” Il m'a demandé, narquois, si je faisais le crépis ou le carrelage ; je lui ai dit “ Non, non, travailleur intellectuel. Mais c'est pareil : pendant des mois y'a pas de travail, je reste sur le rond-point à attendre. Et puis tout à coup ça arrive : y'a du travail et encore du travail. Alors je remercie Dieu et j'y vais, je reste là haut dans ma chambre à taper. Je dors à peine trois heures par nuits et je m'y remets ! ”
Avant de remonter écrire, je suis allé avaler un jus de citron. J'y ai rencontré un des plus vieux ouvriers, qui a peut-être quatre-vint ans. Comme d'habitude il m'a parlé de sa région d'origine, de tel ou tel oued, tel ou tel marché ou tombeau de saint obscur, pour conclure “ Mais tu ne connais rien à rien… ”. Je lui ai raconté la si belle traversée qu'on a fait avec Thierry ; on a parlé de la pluie, que ça devait être très vert maintenant, et je me suis promis de retourner dans les montagnes avant de partir. J'ai très peu de temps d'ici le 16 juillet, j'aimerais bien être débarrassé de ce foutu texte. Je m'y remets.
25/06/2006 08:54:11
Grosses bises à tous,
Vincent