Une conscience historique musulmane?
24 avril 2023
[Complément au texte sur la Table Servie]
De mon point de vue, la principale difficulté de ma communauté se situe au niveau de la conscience historique. Globalement les musulmans ne comprennent pas, ou ils comprennent mal, comment le monde en est arrivé là où il en est aujourd’hui, ainsi que le rôle joué spécifiquement par l’islam dans cette évolution.
- On dit aux musulmans qu’ils ont joué un rôle décisif dans l’histoire des idées, en sélectionnant un certain nombre de figures individuelles : Al-Khawarizmi pour l’algèbre (IXe siècle), Ibn al-Haytham pour l’optique (XIe), Ibn Rushd pour la philosophie (XIIe), Ibn Khaldun pour la sociologie (XIVe), etc. - autant de « petits génies » avant l’heure, retenus pour des contributions strictement utilitaristes, indépendamment de la métaphysique de leur temps (comme si on réduisait Descartes aux coordonnées cartésiennes…).
- Pour d’autres figures, on ne retient qu’une contribution strictement négative : le Prophète Mohammed (VIIe siècle), des réformateurs comme Ibn Hanbal (IXe aussi), Ibn Tumart (XIIe) ou Ibn Taymiyya (XIVe aussi). De ceux-là, on explique qu’ils auraient « entravé » le progrès scientifique - chose bien étrange, quand on y réfléchit un peu : « retarder l’histoire », comment auraient-ils eu ce pouvoir ??
À cette présentation, imposée par des institutions majoritairement non-musulmanes, les musulmans n’opposent aucun contre-récit. Les musulmans ont beau répéter inlassablement la portée universelle du message de l’islam, aucun récit n’explique le rôle de ce message dans l’histoire du monde dont nous nous réclamons (l’aire culturelle monothéiste). Seulement de vagues théories complotistes : « Les juifs et les chrétiens ont volé notre science », paraît-il, mais comment ? Où ? Dans quelles circonstances ? Je vois rarement une réflexion d’ensemble sur le rôle de la science dans la vie collective et dans l’histoire. Les musulmans se gargarisent de l’orthodoxie d’Ibn Hanbal, et parallèlement ils se gargarisent aussi qu’al-Khawarizmî ait inventé l’Algèbre. Or l’un et l’autre étaient contemporains, et ils n’appartenaient pas au même camps, mais les musulmans n’ont pas conscience de cela, et sont incapables de reprendre les termes du débat. Idem entre Ibn Tumart et Ibn Rushd, entre Ibn Taymiyya et Ibn Khaldûn : les musulmans sont incapables de « refaire le match ». Absence de conscience historique, absence d’éthique intellectuelle.
Ce décrochage de la conscience historique semble étroitement lié à ce qu’on nomme parfois le « choc colonial » (mais c’est déjà prendre parti) : le sentiment que les musulmans avaient été « endormis », qu’il leur fallait d’urgence se ressaisir (al-nahda) afin de rattraper le colonisateur sur le même terrain que lui. Au sortir de cette séquence (essor du réformisme, colonisation, luttes d’indépendance, expériences nationales), avec l’intrusion permanente d’impératifs politiques et idéologiques, il semble que les diplômés musulmans soient généralement pris au piège de leur condition de diplômés.
Mais pour réparer cette situation, je ne crois pas qu’il suffise de « faire de l’histoire » (envisager le monde à partir du surplomb historique), c’est plutôt une question d’anthropologie (l’envisager à partir d’une expérience située). Il faudrait plutôt que les musulmans puissent faire plus souvent l’expérience des dilemmes de l’engagement intellectuel, la responsabilité associée à l’acte d’écriture - expériences qui leur sont fermées pour des raisons structurelles, d'ordre socio-économiques au moins pour partie, mais qui ne sont pas sans rapport non plus avec ma petite histoire (j’ai en tous cas cette intuition…).
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