Non-binarité (concept)

Billet un peu ancien.
Voir plutôt l'entrée “binarisme” du glossaire.

Beaucoup de gens ont découvert le concept il y a quelques années, dans une émission d'Arrêt sur im@ges dont certaines séquences ont fait le buzz sur les réseaux sociaux (très précisément en 2:30 et en 3:49), en juin 2018.

C'est aussi mon cas : à ce stade je ne suivais plus l'inventivité conceptuelle des milieux militants, j'avais complètement décroché depuis plus de dix ans. Mais il n'y avait là rien d'homophobe de ma part - juin 2018, c'est quelques mois avant l'irruption du mouvement gilet jaune - à vrai dire, j'avais lâché l'affaire de la société française en général, dont je n'attendais plus rien. Donc je parlais d'islam et de systémique, le même disque que je jouais depuis la fin des années 2000, la critique batesonienne du dualisme cartésien entre corps et esprit.

Pour autant aujourd'hui, il me semble que nous parlons bien de la même chose. Et c'est émouvant quelque part de le réaliser en janvier 2022 : découvrir que j'ai bien évolué en phase avec mon pays (que je n'ai pas quitté à vrai dire, toutes les années 2010, même si j'ai eu beaucoup la tête au Yémen et dans les années 2000).
Bref sur ce wiki, j'ai choisi moi-aussi d'utiliser ce terme. Pas dans un sens identitaire bien sûr (il me semble bien être un homme, il me semble bien être “blanc”…) mais comme “signifiant flottant”, permettant de pointer cette question sexuelle où se noue tout mon travail.

;-) En octobre 2003, Waddah et moi avions aussi choisi un terme, un “signifiant flottant”, pour pouvoir évoquer plus facilement cette question dans nos discussions, dans la rue ou dans le dabbâb (minibus), puisque je tenais absolument à en parler. Le nom de code était : daggâg, qui veut dire “poulet”. Par contre je ne sais plus du tout pourquoi c'était tombé sur ce terme-là. Sans doute au moment d'adopter cette convention, nous venions de passer devant un vendeur de poulet grillé… LOL

J'en profite pour rappeler aussi que, si j'ai adopté le terme “homoérotisme” à partir de 2006, c'est parce qu'il correspondait pour ma directrice de thèse à un chantier théorique important - voir (Dakhlia 2007), mais déjà son livre de 2005, L'empire des passions. L'arbitraire politique en Islam, qui me faisait entrevoir pour la première fois un pan entier du passé islamique.

Sauf que quand on dit “homoérotisme”, les gens entendent “homosexualité”, et allez ensuite rattraper les choses… Maintenant j'ai assez porté ma croix : “non-binaire” est beaucoup mieux!

L'énigme de mon premier séjour (2003) - au prisme de la "non-binarité"

(une version précédente de la notice_sur_le_marivaudage_de_mon_premier_sejour)

En 2003, lors de mon premier séjour de recherche dans la société yéménite, j'ai eu un comportement “non-binaire”.

La majestueuse maison blanche construite autrefois par le grand-père maternel de Waddah, nichée contre l'enceinte de la Préfecture, surplombant le carrefour du Hawdh. Photographiée en 2004, la maison est un peu décrépie : elle est maintenant louée à des étrangers, ses propriétaires partis vivre à Sanaa depuis longtemps…

Déjà dans le sens où je ne cherchais pas d'explications binaires, trop simples. J'étais de formation scientifique et je venais de la France, pays de la sophistication intellectuelle. À l'époque, nous jouissions dans le monde arabe d'une aura considérable : entre Bush et Ben Laden, il n'était pas question de prendre parti. J'avais choisi Taez, capitale yéménite de l'éducation supérieure, car je voulais faire des sciences sociales symétriques, construire des rapports de réciprocité intellectuelle. J'étais construit par une éducation laïque, féministe aussi : il n'était pas question de le cacher, mais d'adopter une posture réflexive, et de trouver ainsi le chemin du respect.

C'est dans ce quartier que je me suis fixé, par le jeu de rencontres dont je maîtrisais mal les tenants et les aboutissants. Les Yéménites m'ont écouté avec gentillesse, en s'intéressant sincèrement à moi, mais les conflits sont arrivés rapidement. Entre les citadins du quartier et les commerçants du carrefour, deux mondes semblaient s'affronter. Or j'étais “non-binaire” : je ne voulais pas prendre parti mais je circulais de l'un à l'autre comme dans un algorithme, soucieux d'intégrer toutes les paroles entendues, mêmes contradictoires. Je tentais de m'orienter à partir de ma propre honte - celle d'être un Occidental, de ne pas savoir faire confiance, de déranger, d'être un idéaliste nanti, etc. - mais en fait ça ne marchait pas : les Yéménites me baladaient dans une sorte de “sitcom”, et j'avais l'impression de devenir fou. Comme une machine informatique qui surchauffe, à cause d'un algorithme mal conçu. Pourtant je continuais de me justifier auprès des Yéménites, de disserter sur l'anthropologie, la méthode ethnographique, les raisons de ma présence “non-binaire” parmi eux. À un certain stade, tacitement, ils ont voulu que je joigne l'acte à la parole…

C'est arrivé dans la capitale Sanaa. Il restait trois semaines avant mon vol retour mais j'avais voulu souffler un peu. J'en profitais pour faire un entretien avec un ancien du quartier, cousin de mes interlocuteurs, qui s'intéressait beaucoup à mon enquête. Il avait grandi à Taez, avant d'être appelé dans la Capitale par ses oncles maternels quelques années plus tôt. C'était un interlocuteur passionnant, avec lequel je pouvais reprendre tous mes matériaux. Mais à l'aube du troisième jour, sans que je comprenne vraiment pourquoi, l'entretien avait changé de nature. Et finalement j'étais resté avec lui à Sanaa, jusqu'à l'avion du retour.

Comment apporter la preuve de ma “non-binarité”? L'aurais-je voulu consciemment, je n'aurais pas su mieux m'y prendre, afin que ça n'arrive pas sur mon terrain mais que tout le monde soit au courant. Mais sur le moment, j'étais juste incapable de réfléchir sur cette expérience. J'allais rentrer en France, retrouver les bras de ma petite amie, devoir rédiger un mémoire… Dans notre lit, j'ai passé l'année universitaire à la rassurer ; sitôt le mémoire déposé, je suis parti sans me retourner.

À l'arrière de la grande maison blanche, au cœur du quartier, une petite maison modeste (photo de 2003). La grand-mère de Ziad est venu y habiter avec ses deux filles, après la mort de son mari - dont elle était pourtant la première épouse…

Dans ces circonstances (juin 2004), alors que j'anticipais mon retour à Taez avec une appréhension grandissante, j'eus une révélation : “Tout ira bien, si tu fais attention à ton homosexualité”. C'était complètement fou mais c'était une certitude : j'avais gagné une place, une sorte de crédit minimal, un “droit à l'indifférence”, qui allait s'avérer plus propice pour travailler. Cela signifiait-il que j'étais homosexuel? Que les Yéménites l'étaient? Je n'en savais rien, mais je repartais le cœur léger. Évidemment, à mon retour, cette “révélation” était écrit sur mon visage. Et derrière chacune de mes observations, même si ce n'était jamais dit, l'énigme de ce passage à l'acte “non-binaire”.


Deux décennies ont passé et, dans mon pays natal, s'est imposé ce terme : “non-binaire”. Je ne l'utilisais pas à l'époque, ni même les deux décennies suivantes (je parlais plutôt de critique du dualisme et d'écologie de l'esprit…) - mais sur le fond ce terme me va : je l'adopte aujourd'hui, pour raconter notre histoire.