L'alliance d'enquête dans le Guide Beaud-Weber

à lire ci-dessous, les pages 125 à 130 du Guide de l'enquête de terrain de Stéphane Beaud et Florence Weber, à propos des alliances d'enquêtes.

Scan ici / transcription tout en bas.

Continuer l'enquête

Une enquête ethnographique se construit dans le temps, dans la durée. Le plus grand obstacle à sa réalisation est, le manque de temps et la précipitation. Il vous faut d'abord constituer un réseau d'enquêtés qui vous aideront dans votre travail ; ensuite vous pourrez continuer sereinement votre enquête.

Chercher des « alliés »

L'enquête de terrain se fait par contacts successifs, par arborescence : vous rencontrez Untel, vous lui expliquez la nature de votre enquête, vous discutez librement avec lui, vous gagnez sa confiance et à la fin de la rencontre vous lui demandez de vous aider à poursuivre votre enquête. Vous lui demandez qu'il vous indique le nom d'Untel et d'Untel qui par la suite, à leur tour, vous donneront le nom de tel ou tel, etc. Vous irez encore plus vite si vous tirez profit de situations d'observation où une partie des personnes du milieu enquêté sont présentes : à la fin de la réunion (ou du match, de l'assemblée générale, du repas, etc.), vous vous dirigez vers la (ou les) personne(s) que vous connaissez déjà. Soit elles vont vous présenter spontanément aux autres, soit vous leur demandez de faire plus ample connaissance avec Untel ou Untel. « C'est M. ou Mlle Untel qui fait une petite enquête », « je t'en ai déjà parlé » « Ah oui ! », etc. Chemin faisant, vous vous trouvez au cœur d'un groupe réel de personnes dont vous allez apprendre à connaître les caractéristiques, les manières d'être et de parler (cf. chapitre 4).

L'enquête se construit donc avec l'aide des enquêtés, ou plus exactement avec celle de certains enquêtés. Ce sont eux qui lèveront les obstacles principaux, qui vous feront pénétrer dans le milieu, qui seront vos titres de recommandation auprès de ceux qui se montrent un peu plus réticents pour vous rencontrer. Ils vous permettront d'ouvrir des portes qui, sans eux, vous auraient toujours été fermées, d'entrer en contact avec des personnes que vous n'auriez pas pu voir autrement. C'est à partir d'eux — ceux que la littérature ethnologique traditionnelle appelle des « informateurs » et qu'on a choisi d'appeler ici des « alliés » parce qu'on ne les considère pas comme des porte-parole ou des représentants mais comme des associés qui doivent être analysés comme tels — que vous pouvez bâtir une relation d'enquête solide et à même de produire des résultats intéressants.

Lorsque l'on n'a jamais effectué une enquête de terrain, on pense toujours qu'il faut rencontrer un maximum d'enquêtés, tenter de voir « tout le monde » sur son terrain ou, à défaut, une sorte d'échantillon représentatif du milieu enquêté. C'est une illusion. Car en travaillant auprès de certains enquêtés (qui appartiennent à un réseau, à un groupe, à un « clan » ou à une « clique »), vous vous coupez nécessairement d'autres réseaux ou d'autres sous-groupes qui sont, dans l'espace local d'inter-connaissance, rivaux ou concurrents du vôtre. Conséquence immédiate : ces personnes, vous ayant vu avec vos premiers contacts, vous identifient nécessairement à l'autre camp et ne seront que rarement disposées à se prêter au jeu de l'enquête. Il sera inutile ici aussi de forcer le passage, de vouloir à tout prix rencontrer les « autres ». Apprenez à vous limiter, à concentrer votre attention et vos investigations sur le groupe auquel les aléas de la recherche vous a fait appartenir. Une image résume assez bien cette situation : en randonnée, vous suivez un chemin et en même temps vous ne cessez d'être confronté à des bifurcations : si vous prenez à droite et poursuivez un bon bout de chemin, il vous sera très difficile ou coûteux de revenir en arrière pour prendre à gauche.

La question qui reste posée est celle de faire le bon choix. Il y a des gens qui d'emblée se montreront intéressés par votre projet, d'autres qui se maintiendront à l'écart, voire qui lui marqueront une sourde hostilité. Ne recherchez pas systématique-ment les gens qui vous fuient, mais ne vous jetez pas non plus à la tête des gens les plus enthousiastes. Préférez les gens qui refusent de s'engager avant de savoir vraiment ce qu'il en est : il y aura avec eux un véritable « contrat », une alliance explicite.

Saisir des occasions

L'enquête de terrain exige par définition un certain pragmatisme de la part de l'enquêteur. Sa bonne réalisation est très peu liée à l'utilisation de « recettes » qu'il vous suffirait de suivre méthodiquement mais elle dépend essentiellement de « circonstances », d'« occasions » qui se présentent sur le terrain. En fait, elle dépend de votre capacité à :

Saisir des chances. — Être au « bon » endroit, avoir été là quand il fallait, lorsqu'on pouvait observer tel événement qui condense les spécificités du milieu d'interconnaissance, rencontrer la « bonne » personne un peu par hasard et l'interviewer sur-le-champ parce que vous avez assez vite « senti » qu'elle a beaucoup de choses à dire sur votre thème de recherche. Cette faculté d'être là au moment où il faut dépend d'abord d'une condition matérielle indispensable en enquête ethnographique : être de manière prolongée sur le terrain, être fortement présent sur le terrain.

Si vous faites votre terrain en pointillé, de manière épisodique (un jour là, un autre pas, gêné par d'autres types de rendez-vous), vous ne pourrez que très difficilement saisir ces occasions. D'autant plus qu'être là au moment d'un événement important (une fête locale, une grève, un match décisif, un conflit de personnes, une AG d'association houleuse, une bagarre, etc.) signifie aussi l'avoir vécu avec et auprès des enquêtés. Cela vous donne par la suite des possibilités de revenir sur cet événement, notamment lors des entretiens, de confronter vos propres observations et analyses à celles qu'ils en ont faites (cf. chapitre 4).

Vous mettre en situation d'apprentissage. — Enquêter hors de votre milieu ordinaire présente un avantage, énorme : vous êtes obligé d'apprendre à vous conduire correctement et cette situation d'apprentissage est un des moteurs de l'enquête. Situation classique en ethnologie exotique : apprendre la langue, c'est apprendre les catégories de perception et de pensée des indigènes. En ethnologie du « proche », cet apprentissage est aussi le moment où des choses qui deviendront familières, routinières, qui sortiront de votre champ de vision ou d'attention, ne le sont pas encore. L'important n'est pas d'avoir appris les compétences, les comportements obligés, mais d'être en train de les apprendre et de consigner cet apprentissage.

L'enquêteur est aussi celui qui « détonne » dans le paysage, celui vis-à-vis de qui certains enquêtés (les futurs alliés) se sentent tenus d'expliciter des choses habituelles — pour lui éviter un impair. De plus, être en milieu inconnu pousse immédiatement à imaginer la diversité des points de vue, dans la mesure où le point de vue de l'observateur extérieur, du spectateur, est de façon évidente différent du point de vue des acteurs : de là à concevoir que les différents acteurs ont chacun leur point de vue, il n'y a qu'un pas.

Conseil pratique. — Si vous n'êtes pas surpris, dans une situation que vous n'avez encore jamais connue, inquiétez-vous : vous êtes en train de plaquer sur la situation observée la somme des préjugés que vous aviez engrangée avant et vous n'êtes pas sur la bonne voie.

Négocier votre place

Tout le temps de l'enquête vous aurez, en rencontrant de nouveaux enquêtés, à négocier et à renégocier votre place. Or cette obligation de négocier l'entrée et le maintien sur le terrain fonctionne comme un révélateur du fonctionnement du groupe d'interconnaissance étudié. Le moment de la négociation est un moment d'expérimentation : il force les enquêtés à expliciter des normes implicites ; il montre aussi quels types de ressources sont nécessaires pour gagner la confiance.

Exemples :

— un chef d'entreprise voudra des gages de votre sérieux universitaire ;

— un ouvrier voudra avoir le sentiment que vous comprenez ce qu'il dit ;

— un dirigeant de club de football vous accueillera plus facilement si vous êtes amateur de sport.

Il montre enfin quelles sont les barrières réelles du groupe : pourrez-vous jouer d'une recommandation privée dans un uni-vers professionnel, et lequel ? Devrez-vous montrer votre carte d'étudiant pour assister à un mariage bourgeois ? Lors de la négociation, moment clé de l'enquête, vous devez chercher et tester toutes sortes de moyens pour être accepté. La meilleure façon de l'être, c'est de se transformer en « participant » : donner des cours, écrire des lettres publiques, aider à l'envoi en nombre de lettres, construire un char de carnaval, jouer de la musique, jouer au foot, faire des matchs, etc. Aider, se montrer utile, partager les plaisirs et les peines du travail collectif (sans « en faire trop ») : autant de recettes efficaces pour votre insertion dans un milieu d'interconnaissance. William Foote Whyte raconte toutes les activités, plus ou moins légales, auxquelles il a dû participer pour se faire accepter par la bande de jeunes du quartier italien de Boston.


C'est finalement par l'analyse de toutes les places qu'on lui assigne parallèlement ou successivement, que l'ethnographe pourra comprendre à la fois ce qu'on lui dit et ce qu'il observe, puisqu'il saura à qui l'on dit et à qui l'on montre. Cette analyse lui dévoilera aussi l'espace des positions et des relations non pas statiquement mais dans le processus même de leur constitution, dans les luttes quotidiennes pour leur maintien et leur transformation. Pour comprendre ce processus, il vous faut prêter une attention extrême à votre propre place, vous montrer très vigilant aux moindres signes de changement de vos relations avec les indigènes. C'est l'analyse de ces changements qui vous dévoilera le sens de votre enquête pour les enquêtés et, du même coup, vous permettra de comprendre le milieu étudié.

Conclusion : Les temps de l'enquête

Avant de faire de vous un excellent observateur et un intervieweur avisé, discutons d'une question primordiale, celle du calendrier de votre enquête. Comment devez-vous combiner les outils les uns avec les autres ? Peut-on distinguer d'avance différentes phases dans votre future enquête ? Devez-vous vous laisser guider par l'intuition ou tout prévoir minutieusement ? On verra ici que la réponse à ces questions dépend du moment où vous en êtes de votre recherche. De plus, vous ne pourrez pas travailler si vous n'avez pas des dates butoirs, des deadlines : il vous faut un calendrier pour ne pas être pris par le temps, pour ne pas vous précipiter au mauvais moment, pour entremêler le plus efficacement possible des phases de réflexions, de lectures et un travail d'enquête plus actif. Le déroulement de l'enquête peut être décrit en termes d'hypothèses et de tests. Les hypothèses se détruisent et se reconstruisent au fil de l'enquête, les tests sont cliniques et non statistiques. Il faut expliciter vos préjugés pour les traduire en hypothèses, en général mauvaises, que vous vous hâterez d'infirmer. Puis il faut au cours de l'enquête reformuler de nouvelles hypothèses, que l'on espère plus pertinentes, avant de les soumettre cette fois à une véritable vérification, certes locale, et qui n'aura pas vocation définitive : d'autres chercheurs se chargeront de les infirmer ou d'en préciser le domaine de validité. On distinguera quatre phases principales de l'enquête ethnographique : exploration, accumulation, remise en cause et réorientation, enfin vérification. Dans le cas de l'enquête par distanciation, la phase d'exploration est remplacée justement par celle qui consiste à prendre de la distance (cf. tableaux 1 et 2).