Petite carte d'Aden et quelques nouvelles (mail collectif du 21 septembre 2003)

De: Vincent Planel < planel@clipper.ens.fr >
Objet: (Coll.) Petite carte d'Aden et qq nouvelles
Date: 21 septembre 2003 à 18:41:25 UTC+2

Bons baisers d'Aden.
C'était vraiment l'endroit où j'avais envie de retourner et j'avais pas trouvé le moment jusqu'à maintenant. Ta'iz-Aden, c'est 2 heures en “Peugeot” (prononcez “Bigou”) ; avec Khaldoun on est parti hier soir a minuit, avec assez de qat pour le trajet. Avant la fermeture à 4h, on a pu boire une Kro dans un club où se dandinaient 5 nénettes en mini-short, parmi une horde de Saoudiens en feu qui arrosaient le chanteur de billets de 200 rials. A la sortie, bain dans l'Océan Indien : même la nuit c'est un peu comme se baigner dans du bouillon… Ensuite on s'endort sur la plage avec les muezzins de l'aube… jusqu'à ce que le soleil soit vraiment trop chaud pour rester avachi. Alors on va manger un poisson grillé et on remonte dans le Bigou, avant que la chaleur soit insupportable. A 10 heures on est déjà reparti.
Sur le trajet du retour j'ai vu de jour les paysages, magnifiques mais rocailleux, d'el-Qubbaïta. J'ai eu tout le loisir de me demander comment on peut être d'el-Qubbaïta et de penser à ce que je vais vous écrire.


Bein, une escapade à Aden, même en 12 heures top-chrono, ça remet les idées en place. Et j'en avait bien besoin, les derniers jours ont étés assez mouvementés : il y a trois jours, Ziad, mon meilleur copain à Ta'iz, m'a renié publiquement en déclarant que j'étais un ennemi de l'Islam.

Ici comme ailleurs, il faut savoir lire entre les lignes. En fait, Ziad n'a pas très bien vécu que je fasse sa “psychanalyse sauvage”… Il m'a signifié ainsi que si l'on devait jouer au plus malin ce serait sur son propre terrain, celui du combat de coqs.
Il faut dire que Ziad n'est pas n'importe qui dans le quartier : c'est lui qui revendique avec le plus de force et de conviction le statut de “Za'im”, sorte de grand-frère exemplaire dont la vertu suffit à ce que son autorité soit reconnue… dans l'idéal. Alors quand il me chasse solennellement, il le fait au nom de l'ensemble de ceux que menace mon “influence néfaste” et notre différent devient une affaire de quartier.
Pour l'instant c'est moi qui ai l'avantage, puisque dès le lendemain tous les dits-jeunes du quartier m'ont signifié leur soutien. Ils me connaissent et savent le respect que je porte à l'Islam, et n'acceptent pas que Ziad se comporte de la sorte en leur nom. On dit en riant que je vais devenir Za'im à la place du Za'im…
Ceci dit la prudence est de mise, car les ragots vont bon train. Abdallah pense qu'en fait Nasser est du coté de Ziad, mais Abdallah répète tout à Ziad selon Nashouan ; Nashouan aurait dit, selon Ziad, qu'il me trouve mal poli… Là dedans, Bessam me sert de confident, mais Khaldoun dit de lui qu'il utilise beaucoup sa langue…


Voilà, en fait : j'ai atterri dans un sitcom.
Ca a l'air tout bête comme ça, mais ça m'a pris un mois et demi pour réaliser, c'est pas évident.

Bien sûr depuis le début, d'autres amis lèvent les yeux au ciel quand ils entendent ces histoires de Za'im. Ils ont tenté de m'avertir : ces jeunes là ne sont pas bien, ce sont des glandeurs! Mais moi j'étais super pote avec Ziad, alors je traînais nuit et jour dans son repère…
Pour situer, disons que beaucoup des jeunes impliqués ont autour de 25 ans et font partie de ceux qui ont toujours habité le quartier, autant dire ceux qui n'en sont pas encore sortis… Généralement ayant arrêté l'école au bac, sans boulot, donc sans ressources, donc non-mariés, ils qatent l'après-midi et le soir, dorment le matin. Au Yémen, les hommes ne sont bienvenus que dans la maison de leur mère, surtout s'ils sont non-mariés, alors on traîne beaucoup dans la rue. Ziad a la chance de disposer d'une pièce indépendante où tout le monde est bienvenu ; on l'appelle “Mamlakat Ziad”, le Royaume de Ziad, et en effet tout le monde s'y presse, surtout à la saison des pluies…
C'est vrai, beaucoup de ces jeunes n'ont pas grand chose d'autre à faire que de s'impliquer dans ces histoires de cour de récré, et puis la “Falsafat el-Qat” c'est un peu notre philosophie de comptoir : après quatre heures à ruminer, on s'y croit…

Voilà une description bien sévère de ces gens, mais pas un seul à qui elle ressemble ; c'est des gens superbes, ou peut-être simplement comme vous et moi, tout aussi raisonnables, qui savent tout autant jouer sur l'ironie.
Seulement moi, je pars d'emblée avec de grosses lacunes : ici comme en France, on ne décline pas l'identité d'Untel à chaque fois qu'on lui adresse la parole ; on sait bien qu'Untel est Untel, celui qu'on a vu en couches culottes et avec l'acné de l'adolescence. C'est en fonction de cette identité-là qu'on parle et, évidemment, on s'autorise une certaine liberté sur les mots. Quand on voit Bessam, on dit “Ia Doctor!”, ça n'en fait pas un docteur pour autant mais ça lui fait plaisir, c'est une marque d'affection et de respect. Entre voisins on s'appelle “Mon frère”, ce qui veut à la fois tout dire et rien dire.
Ces jeux sur les rôles et les identités finissent par former une image du quartier, une caricature, bien sûr. C'est une représentation que cette communauté se fait d'elle-même, qu'elle utilise pour parler d'elle-même, et qui finalement a des implications bien réelles sur la vie des gens.
On parle de Za'im, de royaumes, de Docteurs et de Sheikhs, ça ne prête pas vraiment à conséquence. Mais quand deux copains d'enfance se mettent à se taper dessus au poignard, alors on les sépare, on les amène devant le Za'im et on se presse dans le Mamlaka pour qu'ils prêtent serment devant les “frères”. Personne ne songe, à ce moment là, à rire de la vanité du Za'im et de la décrépitude du Royaume. Peut-être justement parce que c'est la réalité des relations humaines qui nous a menés là, on s'accroche à cette représentation idéale et consensuelle, conforme à la simple et bonne morale musulmane.


Toujours est-il que moi, quand je suis devenu le copain de Ziad il y a un mois et demi, j'ai débarqué de plain-pied dans cette représentation-là. Peut-être l'arrivée d'un étranger fait partie de ces évènements à l'occasion desquels le quartier s'attache naturellement à cette version des choses, pour ne lui présenter que ce qu'il peut et doit comprendre…
Peut-être est-ce aussi la personnalité de Ziad…
Pour Ziad, être Za'im dans une réalité parallèle est devenu un boulot à plein temps. Dans les actes et les paroles de la vie quotidienne, il ne se réfère en fait qu'à cette réalité-là, et réaffirme la place qu'il y tient par un comportement qui sied à son rang… Cela ne fait pas de Ziad un fou ou un asocial, inadapté à la vie en société, car cette réalité fantasmée est le produit d'un imaginaire social, pas de l'imagination d'un seul individu.
Mais pour moi, qui découvrais le quartier à travers lui, je souffrais d'un malaise, leger mais continu, rampant : les informations dont je disposais via Ziad me semblaient curieusement inadaptées, résultant en un sentiment désagréable de dépendance. J'étais, un peu comme tout le monde, le petit frère du Za'im, sauf que je n'avais pas la distance nécessaire pour relativiser.

Quand finalement je me suis mis à reprocher à Ziad sa vanité et son égoïsme, la chose s'est rapidement sue. Et ce n'était pas anodin, non pas que j'aie été le seul à parler ouvertement des faiblesses de Ziad, mais en tant qu'étranger et “créature de Ziad” mes mots sonnaient différemment.
C'était comme si un des acteurs du SitCom retrouvait en direct son sens critique. Ce retournement attisait la curiosité, mais ne dérangeait en fait que Ziad et l'incident aurait été vite oublié s'il n'avait pas pété les plombs…


Enfin finalement, les choses reviennent peu à peu dans l'ordre, Ziad reprend ses esprits, il se remet à faire celui qui domine tout, me convoque régulièrement au Mamlaka…
Je ne sais pas ce qui restera de cette histoire, à part quelques épisodes palpitants d'un sitcom bientôt dépassé. Je ne crois pas que Ziad changera, il restera l'être magnifique et fascinant qui anime les autres sans vraiment les respecter, sans non plus qu'on le respecte au fond. J'aurais peut-être du renoncer à le comprendre et suivre les principes de ma bonne et sage Maman : “On n'allonge pas un psychotique…”

Peu importe en définitive, il n'y a pas mort d'homme. Moi au passage j'ai gagné une intégration au quartier d'el-Ea'idy à Haudh el-Ashraf, Ta'iz, Yémen. Quand je suis arrivé il y a bientôt deux mois, la société Yéménite m'apparaissait comme une surface plane : tout-le-monde il est beau, tout-le-monde il est gentil, accueillant, ouvert… Peu à peu la surface a pris du relief, il y a eu ceux que j'aimais un peu, beaucoup, pas du tout.
Mais ce voyage a Aden a été un déclic : la surface y a pris de l'épaisseur ; j'ai commencé à penser des relations qui se déploient sur plusieurs niveaux de sens… Plus encore que la langue, c'est la maîtrise de l'implicite qui fait la différence : c'est cet apprentissage qui permet, peu à peu, d'être une personne autonome dans le monde social et reconnue comme telle, une personne avec laquelle on peut blaguer, et qui répond.
C'est aussi indispensable pour comprendre les modalités de la relation qui est en train de se nouer, indispensable pour s'attacher aux gens avec confiance, c'est-à-dire en connaissance de cause.


Je boucle à peine cette lettre, voilà qu'on sonne. C'est Ziad qui est descendu jusqu'à chez moi. Il entre et s'exclame en riant : “Enta ez-Za'im, ia Mansour, ez-Za'im el-gadid! Kollohom iohebbok, enta Za'im el-Hob!” [Tu es le Za'îm, Mansour, le nouveau Za'îm! Ils t'aiment tous, tu es le Za'îm de l'amour…] Me voilà donc élu “Za'im de l'Amour”, et l'histoire continue mais je m'arrête là, ces histoires n'ont de sens que pour ceux qui les vivent.

Je vous embrasse tous. Je vous rappelle que vous pouvez me joindre en composant depuis une ligne fixe le 0892.46.46.34 (Télérabais ; 1Euro/3min) puis le 00.967.73.678906. Passez une bonne rentrée et donnez-moi des nouvelles avant mon retour fin-octobre!

Vincent