Mail rédigé pendant le mariage d'Abdulrahman (13-15 août, au cours duquel je rencontre Ziad). J'y décris mon emploi du temps, mon sentiment d'une certaine stagnation. Important pour comprendre l'arrière-plan de mon “coup de foudre” pour Ziad.
Je souligne un passage qui me semble intéressant, à propos de mes motivations : je n'ai pas envie d'écrire un mail collectif, encore un mail politique, partisan, passionné… Ça avait été une expérience récurrente les années précédentes (surtout pendant l'opération Rempart en Palestine), le genre de mails qui me rendait malade, surtout l'absence de réponse après coup : l'indifférence de mon entourage, le sentiment d'être un peu fou… C'est vraiment cette expérience que j'essayais de fuir, dont il fallait m'échapper coûte-que-coûte, à travers une vraie confrontation au réel…
De: < planel@clipper.ens.fr >
Objet: Rép : portable
Date: 15 août 2003 à 12:11:14 UTC+2
Chère M.,
Je te remercie de tes mails. Voilà arrivé le moment où les vacances se font longues, déjà. Moi tous les ans depuis 3 ans ça me fait comme ça, je m'impatiente dans les alpes ou en Ardèche, en plus c'est toujours le
moment qu'on a trouvé pour une semaine avec Maman, en famille, alors forcement ca manque un peu de challenge, y'a pas grand chose à révolutionner, plus de 20 ans que ma sœur est ma sœur et ma mère est ma
mère…
Sauf cette année, bien sur. J'ai du mal a m'imaginer que la vie continue là-bas. Je préfère pas trop y penser en fait.
Oulala, ça barde là, y'a un orage de tonnerre de Dieu dehors. J’espère que ça va pas durer tout l’après-midi, après on va chercher la mariée d'un copain au village, vers 17h. Je ferme l'ordi le temps que l'orage passe, c'est plus prudent.
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C'est ouf les orages ici. Ça te remplit les rues en un rien de temps, ça pleut a grosses gouttes. Et puis t'as toute l'eau qui descend de Jebel Saber, mais elle elle passe dans un grand canal de drainage, normalement pas encore plein.
Le rue sous la fenêtre est remplie d'eau qui dévale. Au début les rues se vident complètement, et puis si ça dure les gens ressortent, soulèvent leur jupe et traversent avec de l'eau parfois presque jusqu'aux genoux. Là y'a un type qui crie “Allah akbar”, tout seul dans la rue… Les gens ici sont très content quand il pleut. Moi aussi d'ailleurs, il fait moins chaud après, ça nettoie les rues et l'air.
Ici j'ai un peu le sentiment d'être encrassé, surtout en début de journée. Je me lève vers 11h ou midi, en somnolant, après y'a une ou deux heures à tuer avant de sortir manger puis retrouver des copains pour qater. Le soir je rentre vers 9h d'habitude, on papote beaucoup avec Tahir, le soir c'est le moment où on parle le mieux, il est très détendu, il se met a qater souvent le soir et il arrête d'être stressé par les emmerdes et les gens qu'il trouve cons et le pays qui stagne etc. Il est souvent très amère Tahir, c'est un peu pesant des fois, mais maintenant je sais qu'il est comme ça, et ça me dérange pas.
Bref généralement je me mets à mon carnet de terrain vers 1h, ça dure jusqu'à 2 ou 3h. Si j'ai trop qaté je n'arrive pas a dormir, alors je me mets a réfléchir, je me retrouve à distance, plus près de la France, et je me mets à me demander pourquoi je fais ça. Quand ça va bien j'ai envie d'écrire un mail collectif, pour raconter un peu. Mais je n'ai pas grand chose à raconter, et puis je sais que ce que je dirais serait forcément politique, ce serait forcement une justification de mon voyage, à destination des Français. Or c'est pas vraiment le sujet. Enfin, peut-être que j'écrirais un mail collectif quand même, je verrai.
Ce voyage ça me rend certain d'un certain nombre de choses concernant la vision du monde des pays occidentaux, comme mon voyage en Palestine [Noël 2002], en fait. A part ça, je ne suis sûr de rien. Sur ce qui importe, sur ce qui se passe ici où je suis, ce que je fous… Je ne sais pas trop ce que je cherche, je ne sais pas trop si mes copains sont yéménites ou français, je ne sais pas jusqu'à quel point on se comprend complètement ou pas. Je m'aperçois dans la façon dont je leur parle : quand je les connais mal ils sont arabes, quand je les connais ils sont français.
Le problème c'est que je ne partage pas beaucoup de choses de leur univers, à tous ces jeunes. Je ne comprends pas encore assez bien le dialecte pour être au courant des détails des histoires de quartier, des
blagues.
Les gens aiment bien venir me parler, mais fatalement la discussion est toujours un peu la même : Comment je trouve le Yémen, mes études, combien de mots je connais en arabe (?!), si je suis marié, si je suis Musulman.
Régulièrement je me lance dans une grande explication sur le mariage en France, sur les relations sociales en France, même sur l'athéisme en France si je sais à qui je parle. Mais en fait je ne sais jamais à qui je
parle. Hier c'est un copain qui a été en France qui leur a dit que les Français n'avaient pas de religion, du coup j'ai dit qu'en effet… Mais j'ai beau faire mon couplet sur les différences culturelles, je ne sais pas ce qu'ils en font. Enfin, ça n'a pas d'importance, les gens savent bien ce qu'il en est de toute façon, ils regardent la télé.
Non, je compte sur le temps, pour qu'ils s'habituent a moi, et qu'on ait des références communes. Pour ça, ce mariage c'est très bien : pendant trois jours de suite tu vois les mêmes gens, tu les retrouves. En plus
c'est dans le quartier où je veux habiter en septembre [après le retour du Directeur…].
Hier je suis rentré dans la danse, dans la rue devant la maison du marié, le soir du Henné. Ils se sont marrés parce que je danse comme un Américain (faut dire ici même Amr Diab ils écoutent pas, c'est que de la chanson et des rythmes traditionnels…). Ça a fait son effet, tous les jeunes se sont mis a siffler, les filles qui regardaient depuis le toit ont lancé des youyous…
Bref tu vois, dans ce genre d'évènement je travaille mon sourire, parce que je sais que tout le monde me regarde. C'est un peu fatiguant…
(…)
Bisoux