Je m'oublie au clavier (mail du 5 août 2003)

À Taez depuis 5 jours, je raconte l'harmonie de mes rapports avec Taher.

De: < planel@clipper.ens.fr >
Objet: je m'oublie au clavier
Date: 5 août 2003 à 01:11:25 UTC+2

Salut la belle,

Tu vois, la routine s’installe un peu, même si je ne suis pas encore complètement installé. Je squatte depuis mon arrivée a Taez avec un copain du copain de Samir, qui se trouve être aussi un copain d’un copain francais que j’ai rencontre à Sana ‘a et qui était lecteur à Taez l’année dernière. Lui il travaille au département de francais, et il occupe pour l’été l’appartement du directeur du département. On s’entend très très bien, du coup ça a traine plus que je ne pensais. Et puis là il y a un blem, un copain du directeur veut occuper l’appartement avec sa femme, il passe des vacances à Taez parce qu’il travaille à Aden où il fait trop chaud. Alors on va déménager dans l’appart du dessous, qui revient chaque année au lecteur de français, et du coup on va sans doute habiter ensemble dans cet appart, le lecteur arrive pas avant la fin septembre normalement. Non, il est vraiment cool Taher. Il est très facile à vivre et très gentil avec moi, par exemple il me parle tout le temps en arabe parce qu’il sait que je veux progresser, et il m’explique pleins de trucs.

Ces derniers jours, on a eu cette merde avec l’appart qui lui est tombé dessus, plus sa mère qui est tombée malade et qu’il a fallu aller chercher au village pour l’amener chez le médecin, plus une petite déception sentimentale, et puis l’incertitude depuis qu’il a fini ses études, l’université lui promet un poste à plein temps mais ça lui passe toujours sous le nez à cause de la corruption. Il est très amère parfois. Faut dire pour l’instant il gagne 30 euros par mois, et même au Yémen c’est rien. Une botte de qat, ça coûte au moins 2 euros, et si tu qates pas ici tu fais pas grand-chose. Le moindre coup de fil sur un portable lui coute 2 euros et ça l’énerve pour la journée.

Malgré ça, il est assez détendu le soir, quand il se met à qater, on discute pendant des heures en regardant aljazeera sur la télé du chef. Quand il a des moments de blues, au début je croyais que c’était ma présence qui l’indisposait, il ne m’a pas raconté tout tout de suite. Mais je crois que ça lui fait vraiment plaisir qu’on habite ensemble, ça lui change les idées.

Moi c’est finalement ce que je voulais, une coloc, même si j’y avais renoncé. Enfin, je suis vraiment content de m’installer vraiment bientôt, j’ai besoin d’une pièce pour moi, d’un chez moi, j’en ai marre d’être toujours à l’étranger. Bref, je ne serai pas mécontent de défaire mes valises, quand finalement on aura fait sauter la serrure de l’appart du bas (parce qu’en plus le chef a perdu la clef et le service de l’université est en vacances…)

Enfin, voila, tu vois, toutes ces histoires bêtes, mais c’est la vie, ni plus ni moins.

Ces derniers jours j’ai passé beaucoup de temps avec Taher, mais aussi j’ai qaté avec d’autres étudiants du département de francais. Y’en a pas mal avec qui je m’entends très bien. Et puis ici c’est très facile de rencontrer et de revoir les gens, c’est pas comme à Paris, les hommes s’invitent tout le temps à qater, on passe comme ça, ça se fait naturellement.

Fin août je vais peut être suivre quelques cours d’arabe a la fac, je rencontrerai encore d’autres gens. Enfin, je dis ça et en même temps c’est un peu débile, de toute façon il suffit que je sorte pour rencontrer des gens. Hier je suis allé à l’université avec Taher, ce matin des gens lui ont demandé qui c’était l’étranger, il leur a dit que je venais apprendre l’arabe, du coup ils se sont proposés de m’aider, etc. À part le couple d’Aden que j’ai vu ce soir, je n’ai pas vu un seul Occidental à Taez depuis 5 jours. Ça veut dire que presque tout le monde sait en permanence combien il y a de Francais a taez : y a celui qui enseigne le francais, y’a les 5 de l’assos humanitaire, y’a le directeur du département de français, y’a le bouclé qui apprend l’arabe (enfin moi on me connaît pas encore, c’est quand même une ville énorme..)

Mais bon, ça veut pas dire grand chose. J’ai parfois l’impression que tout le monde me regarde, mais si je m’arrête pour regarder les gens, je m’aperçois que tout le monde regarde tout le monde en permanence. Les gens ne font que ça quand ils marchent dans la rue. Ils regardent qui est qui, enfin je sais pas ce qu’ils regardent, mais c’est comme ça.

Après, c’est vrai que pour eux (aussi) je ressemble à une star de cinéma. Mais bon, c’est pas gênant.

À propos, je me suis un peu coupé les cheveux aussi, tout seul comme un grand ce matin. Ils étaient vraiment trop longs ça passait pas.

Voila, tu vois, je suis un peu installé déjà. Au niveau du carnet de terrain, je note beaucoup sur la façon dont je fais la connaissance des gens. (j’ai beaucoup décrit sur l’installation de l’amitié avec Taher).

Sinon je sais pas, j’ai quand même du mal à m’étonner systématiquement, parce que je suis dans une posture où je veux être chez moi, ou dans les termes de Millot [prof à la fac] je suis plus côté empathie. J’ai déjà quelques idées sur ce dont je voudrais parler, mais ça ne dicte pas mon agenda.

Je progresse beaucoup en arabe, évidement. C’est un plaisir nouveau pour moi, de commencer à faire mes marques dans cette langue que j’ai tant desiré. L’autre jour, il était deux heures du matin, et Taher me parlait des Somaliens qui envahissent Taez (comme les Chinois à Belleville) et qui font monter les prix parce qu’ils ne savent pas marchander (les commerçants prennent goût à l’arnaque..) Bref, c’était super intéressant cette histoire, mais en plus il me racontait ça en arabe, il faisait des efforts pour être clair, c’était un tel plaisir pour moi de suivre ce qu’il disait sans y penser, que je souriais, beât, et je gloussais de plaisir.

C’est des moments de volupté, ça s’appelle.

En fait il y avait autre chose dans cette histoire de Somaliens et d’Indiens, c’est que de l’entendre parler des immigrés qui l’emmerdent, avec son langage à lui et avec humour, c’était tellement comme les jeunes de Belleville qui se plaignent des Chinois, ou ceux de banlieue qui se plaignent des Arabes. C’était pas exotique pour un sous ! Mais c’était en arabe.

Tu vois, c’est peut être pour ça que j’ai du mal à m’étonner, j’ai un peu le sentiment que je suis en train de traverser la cascade qui nous sépare, Nous, des Autres. Et que finalement, c’est pareil de l’autre côté.

C’est un peu un secret de polichinelle, ce que je dis là, mais il y a tellement de fascination et de fantasme en jeu quand tu apprends l’arabe ! ; forcement, c’est une langue tellement inaccessible que si tu n’as pas des fantasmes, tu te décourages avant de voir le bout.

J’avais eu le même sentiment en allant en Palestine, en fait, et je n’étais révolté par rien, au contraire, j’étais vacciné. Mais c’est une autre histoire.

C’est marrant tu vois, je t’écris comme ça, au fil de mes pensées, et je finis par réaliser des trucs que je n'ai pas du tout marqué dans mon carnet de terrain. C’est ça aussi, comme j’habite avec Taher, et Taher et moi on a déjà eu quelques discussions interminables donc on a eu le temps de se regarder dans le blanc des yeux, ben cet état d’esprit m’habite même quand je me mets à écrire, sur le coup de 2 heures du matin.

Merde alors. Tu vois j’avais pas compris que j’étais pris par le terrain.

Mais faut croire que ça y est.

Ben dis donc, faut que je t’écrive plus souvent.. Ou peut être pas ;-)

La, je suis assez content, très content. Emu aussi d’avoir realisé ça. Mais c’est pas la peine d’écrire tout un poème, t’as compris. C’est triste que par certains aspects, l’ethnologie soit un plaisir solitaire. Si tu étais là, je pourrais bien déverser mon enthousiasme en te faisant l’amour. Mais ce ne serait jamais que mon enthousiasme. C’est pas grave, on a d’autres moments d’enthousiasme qui nous sont propres. Je me disait justement en Toscane que l’amour c’était peut être un peu une ethnographie.. Je comprends mieux maintenant. Les plus beaux moments de volupté, c’est quand on est en symbiose et que le temps d’une discussion, on prend conscience de cette proximité. On mesure l’étendue de notre complicité, et pour en faire encore une fois la preuve, pour la mettre a l’épreuve, on fait l’amour comme des bêtes.