====== Passions masturbatoires ====== En octobre 2003, je me suis masturbé pour que [[fr:comprendre:textes:academia:maitrise|ce mémoire]] existe.\\ Ce qui pose essentiellement deux questions :\\ ==== (1) Pourquoi ce mémoire était-il si important pour moi ? ==== Il y a des réponses évidentes : les sociétés arabes m’intriguaient depuis plusieurs années, j’avais sacrifié bien des choses pour devenir anthropologue, et la réussite de ma reconversion se jouait dans cette enquête. Il faut évoquer aussi ma passion pour ce travail, plus généralement : je n’ai pas grand-chose d’autre dans ma vie à l’époque, rien qui soit aussi important à mes yeux.\\ Il y a aussi des raisons psychanalytiques, liées aux circonstances de mon apprentissage de l’arabe ([[fr:comprendre:moments:#1999]]). Mais au fond, la psychanalyse n’apporte pas grand-chose : la passion me semble un trait anthropologique structurel, chez n’importe quel chercheur européen[[fr:glossaire:europe|*]]. ==== (2) Pourquoi ce mémoire ne pouvait-il exister qu’au prix de cette masturbation ? ==== J’ai déjà commencé à répondre. Non seulement la passion est un trait structurel chez l’anthropologue, mais il était redoublé à l’époque chez les Yéménites eux-mêmes, par la passion nationaliste. Les Taezis avaient la passion de s’inscrire dans la modernité, et je ne pouvais ignorer leur passion sans perdre la mienne, du même coup. Pour autant, je recherchais une communion plus profonde, entrevue dans la camaraderie physicienne en 1999, puis retrouvée avec [[fr:comprendre:personnes:Ziad]], qu’il s’agissait de préserver. Je rappelle que Ziad s’était alors retiré dans son village, ayant perdu la face dans un « petit printemps arabe », que tous les Yéménites considéraient comme une farce. Mais pour moi, cette farce était tout à fait sérieuse. Les Yéménites pensaient sans doute que j’allais comprendre : suivre Ziad dans son village et me convertir à l’islam, convaincu par l’absurde en quelque sorte. Mais je ne pouvais simplement pas voir les choses comme ça, et ce geste était fait pour leur répondre - que cette passion était très sérieuse, qu’elle ne pouvait être une farce.\\ Il fallait donc prendre à témoin un Yéménite, n’importe lequel. Or [[fr:comprendre:personnes:Waddah]] était le seul en position de se laisser attirer dans ce traquenard, en réalité totalement transparent. En réalité, ce régime n’avait d’autre objet que d’administrer « l’enculade », cette corruption fondamentale du rapport à l’étranger, dont les Yéménites m’ont longuement parlé les années suivantes (//[[..:..:textes:academia:prix_michel_seurat|Le miel sur le fil du rasoir…]]//). {{:fr:theologie:r_bracket.png?nolink|cliquer pour voir la traduction}} [[fr:theologie:coran:011:077|قَالُوا لَقَدْ عَلِمْتَ مَا لَنَا فِي بَنَاتِكَ مِنْ حَقٍّ وَإِنَّكَ لَتَعْلَمُ مَا نُرِيدُ]] {{:fr:theologie:l_bracket.png?nolink|cliquer pour voir la traduction}} Bien entendu, les Yéménites n'avaient pas été témoins de cette transaction intime. Mais l'existence de cette alliance entre Waddah et moi, et en fait du mémoire lui-même, impliquait nécessairement ce geste masturbatoire((La notion de [[fr:comprendre:processus:masturbation|« masturbation »]] (page du dossier ''Processus'') est plus utile que la notion d'« homosexualité[[fr:glossaire:homosexuel|*]] » pour comprendre ce qui s'est vraiment passé dans cette affaire. Voir également [[intersexuation|L'intersexuation dans le passage à l'écriture]] (page ''intersexuation'' du dossier Waddah).)). Cela semblait couler de source à leurs yeux, par une nécessité d’ordre logique et anatomique, devenue l'énigme de mon travail. Implicitement, je cherchais moins à comprendre le « rapport des Yéménites à l'homosexualité » ou à l'homoérotisme[[fr:glossaire:homoerotisme|*]], que les raisons pour lesquelles ce geste, qui m'était devenu complètement étranger, avait pu faire sens à la fin de mon premier terrain. ==== (+) Pourquoi il n’y a pas eu de thèse ? ==== Je crois que mon travail a été une victime collatérale des Printemps Arabes. En effet, j’ai toujours compris cette vague de révolutions comme une sorte de « crise de nerfs », la résolution de tensions psychiques profondes, plutôt qu’un mouvement orienté politiquement ([[fr:comprendre:textes:mediapart:yemen#revolution_benie|billet du 3 février 2011]]). Des contradictions cognitives structurelles, étroitement liées à cette connivence, que les Yéménites exprimaient jusque là par l’humour et la vulgarité, mais qu’ils ne parvenaient plus à gérer dans leur quotidien. Une fuite en avant masturbatoire, en quelque sorte. Le drame est que les sciences sociales ont globalement reçu cette fuite en avant comme un renforcement : le signe que les Arabes les avaient rejoints dans la modernité, c'est-à-dire dans leurs passions. Si ma démarche était audible quelques années plus tôt, on ne comprenait plus ma posture face à l'évènement en cours, dans cette ville sur laquelle j’avais centré mon travail (et j’étais quasiment le seul) : que pour accompagner cette passion révolutionnaire, je prétendais surtout bousculer les sciences sociales elles-mêmes. L’autre aspect de ce drame, il me semble, est que la diaspora musulmane diplômée[[fr:glossaire:musulman_diplome|*]] ait repris ce mouvement à son compte : comme un //« [[https://www.arte.tv/fr/videos/069117-007-A/quand-l-histoire-fait-dates/|serment du jeu de paume]] contre l’islamophobie[[fr:glossaire:islamophobie|*]] »//, auquel les sociétés occidentales ne pouvaient répondre que par une fuite en avant populiste - avec les conséquences que l’on sait pour les révolutions arabes, et aujourd’hui pour la Palestine.\\ Mais à l’époque, je voulais trouver ma place dans cette communauté. J’avais cette chose dans ma vie, plus importante que ma thèse, je n’étais simplement pas prêt à faire entendre une autre voix. //31 août 2025.\\ Il y a [[fr:accueil|18 ans et 17 jours]] que Ziad a mis le feu.// [[..:..:textes:cargaison:accueil|Le chantier de ma thèse (2005-2013)]] / Octobre 2003 dans l'[[..:..:moments:accueil#Octobre 2003|Index des Moments]]\\ ''fr:comprendre:personnes:waddah:masturbation''