====== Mon dernier jour à Taez ======
//Rédigé du 4 au 12 février 2025//
Tout s’est décidé très vite le mercredi 10 novembre 2010 peu avant midi, me retrouvant sur le carrefour avec mon coffre, que Yazid venait de jeter du premier étage. Des ouvriers journaliers m’ont vu : ils m’aident à porter le coffre au coin de l’avenue, devant l’épicerie d’[[fr:comprendre:personnes:ammarr|al-Ra’wi]], qui accepte immédiatement que je le dépose dans sa réserve. Je passe ensuite chez [[fr:comprendre:personnes:Lotfi]] mon ami horloger, le prévenir que je viendrai chez lui déjeuner, puis je monte dans l’immeuble en face pour rassembler mes affaires dans ma chambre d’hôtel. Je suis toujours accompagné d’un journalier, qui me regarde faire ma valise avec curiosité puis porte l’énorme valise sur son épaule, pour descendre les sept étages sans ascenseur. Après déjeuner, Lotfi retourne ouvrir la boutique, tandis que son petit frère Marwan m’accompagne au car de 14h.
Je laisse derrière moi Taez, sachant que je n’y reviendrai pas de sitôt : je dois d’abord rédiger ma thèse. En novembre 2010, je vais commencer une sixième année, ça ne peut plus continuer comme ça. Des larmes d’émotion roulent sur mon visage, pendant que le paysage défile derrière la vitre : un sanglot nerveux, peut-être des larmes de bonheur en fait. Venant à peine de les quitter, je pense à l’histoire que je vais écrire, et je ne peux contenir mon émotion.
{{ :fr:comprendre:images:cartes:plan-quartier-10nov2010.jpg?nolink |}}
//Mon dernier parcours sur le carrefour du [[fr:comprendre:contextes:hawdh_al-ashraf|Hawdh al-Ashraf]], le 10 novembre 2010.//
Cette fois, je n’ai aucun doute d’arriver à écrire ma thèse. Je n’aurai simplement pas d’autre choix, ce qui s’est passé en fin de matinée est trop grave : Yazid m’a jeté des pierres, il m’a donné un coup de tête dans la mâchoire… Ça s’est passé aux yeux de tous, Yazid hurlait : //« Il a rendu fou mon frère ! »//, puis ses hommes m’ont pris par les épaules et m’ont jeté sur le carrefour //manu militari//, avec mon coffre qui était resté dans la pièce. Peu avant midi le carrefour est noir de monde, et toute mon enquête était là : le quartier, les journaliers, les commerçants - les trois milieux de ma socialisation (voir [[fr:comprendre:personnes:accueil|index des personnes]])…
Ils étaient là ce jour-là, comme ils avaient toujours été là à mon retour, année après année : le même quartier, les mêmes boutiques et les mêmes avenues. Chaque fois c’est moi qui étais différent, qui n’étais plus le même homme, qui avais tout oublié. Cette fois-là pourtant, je n’allais pas oublier car il y avait un enjeu, une femme //réelle//. Tout le monde s’en rendait compte, soupçonnait quelque chose de ce genre, en arrière-plan de notre conflit.
===== Un pied à terre pour l’après-thèse =====
De quoi s’agissait-il au juste ? Un an plus tôt, Yazid m’avait proposé de construire une pièce à l’étage de la maison. Je venais d’obtenir un [[fr:comprendre:textes:academia:prix_michel_seurat|prix du CNRS]], avec une rallonge de financement pour ma thèse, sur la base d’un projet de recherche rédigé à l’[[fr:comprendre:moments:accueil#automne 2008]], au moment de notre rapprochement. Mais pour la suite, nous n’étions pas vraiment d’accord :\\
• Quelques jours après l’annonce du prix, Yazid avait voulu se lancer dans une improbable aventure politique locale, se faisant élire //‘aqil//[[fr:termes:aqil|°]] par ses voisins les plus immédiats, entrainant la partie basse du quartier en sécession administrative…\\
• Pour ma part je ne voyais pas l’intérêt : le projet de recherche était centré sur la schizophrénie de son frère, dont je montrais qu’elle constituait un cas paradoxal, étroitement lié à l’implication dans l’enquête. Maintenant il fallait que [[fr:comprendre:personnes:Ziad]] guérisse, pour que le projet de recherche ait tenu ses promesses, que je devienne chercheur et que tout rentre dans l’ordre…\\
Bien sûr ce ne pouvait être aussi simple, je m’en doutais bien, mais la démarche était sincère : j’étais persuadé que la réussite de ma thèse pouvait guérir Ziad, ou au moins y contribuer. Pour le reste, je soupçonnais bien Yazid de vouloir me marier avec une cousine, mais à ce stade il n’y avait aucune femme dans le tableau, aucune perspective explicite de mariage « si Dieu le veut ». Il y avait juste un vaudeville homoérotique, un quiproquo qui me semblait assumable pour tout le monde, rétrospectivement((Vaudeville homoérotique dont j’ai finalement révélé le nœud unilatéralement, ces dernières années ([[fr:comprendre:moments:accueil#décembre 2017]]).)). Or voilà que Yazid, au lieu de mettre à plat le vaudeville, renvoie son frère en prison et se lance dans une carrière politique…\\
Que faire ? Protester d’abord : je ne viendrai pas cet été pendant Ramadan… Finalement je craque : je décide de venir sans prévenir les deux dernières semaines ([[fr:comprendre:moments:accueil#septembre 2009]]). C’est au cours de ce séjour qu’il me propose de construire une pièce, qui serait mon pied-à-terre à Taez, et servirait à Ziad le reste du temps.
{{ :fr:comprendre:images:enquete:escalier2010.jpg?nolink |Façade de la maison de Yazid (2010), avec l'escalier d'accès à ma pièce.}}
//La pièce a été construite au premier étage, sur un emplacement laissé vacant par [[fr:comprendre:personnes:nabil|Nabil]]. À mon arrivée en 2010, je découvre l’accès autonome construit sur la façade, pour bien séparer l’escalier des familles (menant à l’appartement de sa tante et à celui de Nabil, à présent loué).//
J’envoie l’argent vers le mois d’octobre, Yazid lance la construction et fait sortir Ziad. Quelques semaines plus tard il est déjà ingérable : Yazid m’appelle en France, me demandant quand je compte bien revenir, puis Ziad lui-même. À l’un comme à l’autre, je réponds que j’ai du travail, que je dois terminer ma thèse avant((Ziad sera exilé d’office à Djibouti, où il passera plusieurs mois début 2010.)). Galvanisé par l’existence de cette pièce, je me rapproche du laboratoire de mes études, à Paris, et redouble d’efforts (c’est l’époque où je mise sur [[fr:comprendre:textes:cargaison:expedition_a_hammam_kresh|l’expédition à Hammam Kresh]]). Quand arrive l’été je ne suis toujours pas compris, mais j’ai aussi besoin de vacances…
===== L’impasse et le déclic =====
[[fr:comprendre:moments:accueil#aout_2010|Fin juillet 2010]], je repars donc pour Taez dans l’intention d’occuper ladite pièce, bien imprudemment. Yazid n’a pas un moment à m’accorder : il se débat dans le panier de crabes de la politique locale et nos rapports sont difficiles, dès le début de mon séjour (voir mon texte [[fr:comprendre:moments:2010_07_23-le_badge_du_president|Le badge du Président]]). Quant à traîner sur le rond-point, c'est hors de question : mon terrain est bel et bien fini. Donc je travaille ma thèse dans la pièce, en tête-à-tête avec Ziad, qui passe ses nuits en bas dans la rue, à insulter copieusement le metteur en scène((Ziad a cette habitude depuis 2008 (voir la [[fr:comprendre:personnes:ziad#mukhrij|vidéo]]) de converser avec un metteur en scène imaginaire, avec un vrai téléphone ou juste avec sa propre main.)).
Yazid propose alors deux options : soit le Français s’en va, soit Ziad repart en prison. Ziad opte pour la prison, et Yazid le fait arrêter quelques jours plus tard, au prétexte d’une dispute avec son père. Je me retrouve tout seul dans la pièce, mais ma présence est maintenant sans objet. En public je fais profil bas, car je ne veux pas aggraver le conflit avec Yazid. Mais tous les soirs je suis invité à rompre le jeune chez sa tante, la mère de [[fr:comprendre:personnes:‘Ammar]] qui est à présent ma voisine, et tous les soirs je vide mon sac…\\
C’est alors que se produit le déclic : une femme que personne ne m’a montrée, dont j’ignorais même l’existence. Un matin début septembre, je me réveille et elle est là, au milieu de l’histoire, comme si elle y avait toujours été.((Voir mes précisions de 2020 sur le [[fr:comprendre:contextes:maryam|clan matrimonial de Ziad]], pour un éclairage familial et « psychanalytique » de ce déclic (bien que l’épisode ne soit pas évoqué).))
Je parle d’un déclic, car je me débats depuis tant d’années dans un théâtre d’ombre, aux prises avec « l’homoérotisme »[[fr:glossaire:homoerotisme|*]] de la société yéménite. Depuis tant d’années, j’interprète toutes mes interactions en faisant abstraction des femmes, auxquelles je n’ai pas accès. Or ce jour-là pour la première fois, je découvre en moi-même l’existence d’une femme qu’on ne m’a jamais montré. Pour la première fois, le trouble ne me retombe pas dessus. C’est une révolution, et c’est comme une évidence : elle est la femme de ma vie.
Un mois plus tard je n’habite plus dans la pièce. La jeune fille a refusé de me rencontrer, je suis parti à Sanaa souffler un peu, et Yazid en a profité pour changer le verrou…
Avec le recul je comprends bien son geste : puisque j’avais emporté ma valise, il était préférable que je rentre en France, au vu des circonstances. Préférable que je termine enfin cette thèse, et que je me présente à nouveau un peu plus tard, sous un meilleur jour. Mais pour l’homme que j’étais en 2010, difficile de réfléchir comme ça. Je ne suis pas si pressé de retourner en France, où tout ça n’aura peut-être plus aucun sens. Surtout venant de faire cette chose inouïe : demander la main d’une jeune fille comme on saute d’une falaise, sans même connaître son visage…
===== Un beau-frère emménage =====
Il faut dire aussi, je n’ai pas eu loisir de réfléchir seul bien longtemps : Ammar m’a rejoint à Sanaa quasiment le jour-même. Prenant ce projet de mariage très personnellement, mon ex-futur beau-frère ne s’avoue pas vaincu, même si sa sœur a décidé de nous faire tourner en bourrique… D’autant qu’Ammar me connaît par cœur : il a été témoin de toutes mes péripéties depuis 2003, toujours aux premières loges, quoi que dans un rôle secondaire. Après Ziad, Waddah puis Yazid, c’est son tour de passer au premier plan. En 2010, je suis déjà marié à ma thèse //de facto// depuis de longues années. Or voilà qu’à défaut d’une épouse, un beau-frère s’avance, fait le tour du propriétaire, s’intéresse à l’histoire dans ses moindres détails. Impossible pour moi de résister à cela…
Me voilà donc de retour à Taez, prenant une chambre à l’hôtel du carrefour, bien à contre-cœur. Je travaille ma thèse le matin, et Ammar me rejoint tous les après-midi. En général nous sortons marcher sur les hauteurs du Djebel Sabir, des balades magnifiques, au cours desquelles nous reprenons toute l’histoire (balades dont je tirerai mon texte [[fr:comprendre:textes:cargaison:l_ethnologue_et_les_trois_freres|L'ethnologue et les trois frères de Taez]]). Ammar et Yazid sont en conflit ouvert, et ce dernier monte contre nous tous les jeunes du quartier - une nouvelle génération qui ne me connaît pas vraiment. Ammar essuie les railleries, quand il sort du quartier avec ses baskets d’Occidental, on l’appelle « Ammar al-Fransi »… Ammar s’en fiche, il n’est déjà plus le même homme - comme si c’était lui le jeune marié.
À un certain stade, je ne supporte plus cette situation. Alors instinctivement, je renoue avec l’immersion ethnographique : j’ouvre une nouvelle page de mon carnet de terrain.
===== Une résolution ethnographique =====
> //« 27 octobre 2010, 20h33. Je reproduis le cheminement qui s'est opéré hier dans ma tête, pour que j'en vienne à revenir dans le quartier avec ma valise. »//
Le fichier s’appelle ''journal-retour-quartier-27oct.odt'', mais les notes continuent jusqu’au 7 novembre. Puis à nouveau le 10 novembre au soir, je reprends depuis Sanaa les derniers évènements. Dernière modification du fichier le 12 novembre 2010 à 20:35, la veille de mon retour en France. Il y a là quarante-cinq pages, 188000 caractères, que j’ai lu intégralement ces derniers jours, pour la première fois depuis quinze ans.
Au début, je raconte l’incident survenu la veille, le 26 octobre :
> //« Nous revenions à Taez avec Ammar après une longue balade sur les hauteurs de Djébel Sabir, et Ammar avait proposé de s'arrêter dans un restaurant “standing” pour y manger un hamburger. Quelques instants après nous, entraient deux jeunes femmes d'allure européenne, accompagnées de deux Yéménites.\\ Nous mangeons nos hamburgers, et j'essaie d'ignorer les remarques de Ammar sur les charmes respectifs de chacune d'elles. Je lui dis même “'Ayb, comme les Yéménites, tu ne fais pas de commentaire…”. Mais à la fin je décide d'aller les voir, pour me renseigner sur ce qu'elles font à Taez. Toutes deux sont à DIA((DIA - Social Justice in Development : association humanitaire basée à Marseille, qui intervenait sur Taez auprès des //akhdâm// (population noire locale qui forme une caste stigmatisée).)) : Rebecca depuis 2 ans, Ilham depuis 4 mois. “Tu es là depuis juillet? Comment ça se fait? Il y a quatre Français à Taez, et on ne te connait pas?” L'autre (qui a lu mes articles) remarque : “C'est un ethnologue, il est fondu dans la société...”. Je leur dis que je serais heureux de les rencontrer, s'il y a une occasion. Mais je ressens une sorte de gêne en leur parlant de ce que je fais, combien de temps je reste. J'en dis à peine, mais cela suffit à me faire rougir de honte.\\ En ressortant je parle à Ammar de ce sentiment de honte. Ça a toujours été comme ça finalement, avec tous les Khodshy, depuis ma rencontre avec Ziad… »//
S’ensuit une longue discussion avec Ammar, et le soir une insomnie, que j’évoque avec un certain lyrisme :
> //« Je renonce à écrire, je sais que je vais tourner encore les mêmes idées. La situation est bloquée. Ziad est en prison, je suis en conflit ouvert avec Yazid. Quelle idée de vouloir faire en sorte que Ziad aille mieux! Est-ce que je suis fait comme un rat? …\\ Une idée rassurante, la seule : je suis en passe de m'échapper. Je suis incapable de dire où ça va, mais je sens que ça va dans le bon sens. Les capacités de mon cerveau, son pouvoir de synthétiser des informations de toute part, mon âme sait que l'issue est proche.\\ La foi s'offre à moi comme une nuit étoilée. Je sens les voiles de mon aventure se gonfler, une multitude de voiles insoupçonnées, comme un chandelier, qui me pousse soudain vers un destin inconnu…\\ Je reste un moment à savourer la brise et le ciel étoilé. Une quiétude qui promet enfin le sommeil. Mais soudain, une idée s'abat sur moi comme un épais brouillard. Je dois quitter l'hôtel, et revenir dans le quartier avec ma valise… »//
Je raconte ensuite la journée du 27, qui vient alors de s’écouler : devant la porte de la pièce du matin jusqu’au soir, avec ma valise en haut de l’escalier, après avoir rendu ma chambre à l'hôtel. Je raconte les réactions, tout le quartier en émoi, et les amis qui se mobilisent une fois la nuit tombée. Ils veulent me convaincre de retourner à l’hôtel, mais je refuse obstinément. Nous parlons, parlons, bientôt rejoints par Ammar. Nous reprenons ensemble toute l’histoire, et une issue finalement se dessine : tu dois demander qu’il te rembourse. Tous insistent, c’est la seule solution.
===== L’ultimatum =====
Quelques jours plus tard, donc, je vais effectivement trouver Yazid, et lui pose un ultimatum d’une semaine pour me rembourser. Le reste du temps je noircis des pages et des pages, sur les réactions des uns et des autres : soit au sein de la famille, rapportées par Ammar, soit ceux que je croise sur le carrefour. Jamais ma perspective n’a été aussi totale, sur cette société que je tente de comprendre depuis sept ans.\\
Hypnotisé par ma propre écriture, je contemple l’objectivité de la situation : je suis dans mon droit, toute la société l’affirme ; Yazid est le mouton noir, même sa mère le dit… Ammar me rapporte aussi comment Yazid se terre, qu’il ne se montre plus dans le quartier. Ammar triomphe, heureux peut-être de l’impression produite sur sa sœur. Moi à vrai dire, je ne pense plus qu’à cet argent, qui est devenu ma seule obsession. Je me fiche même de Ziad, que Yazid a fait sortir de prison, espérant faire diversion. J’en ai assez, je veux juste prendre mon argent et partir. Dans ces pages, je ressasse ma détermination. Mais je note aussi mes propres états d’âme, en bon ethnographe[[fr:glossaire:ethnographie|*]], et parfois mon angoisse…
Toute la société se veut rassurante : Yazid va me rembourser, il s’endettera si nécessaire car il n’a pas d’autre choix. Yazid est un homme d’honneur, il n’est pas concevable qu’il se dérobe, selon eux - et je pense la même chose : Yazid est tout sauf un voyou. Je connais cette famille, je connais cette société, à laquelle je consacre ma vie depuis sept ans, sur laquelle j’engage ma crédibilité scientifique. Cet argent est le plus précieux du monde, car il sera la preuve de leur respect. À longueur de pages, je me rassure que tout va pour le mieux, que je vais rentrer en France avec cette somme, la tête haute… Pourtant j’ai peur. Quelque chose me dit que c’est impossible, comme un pressentiment : Yazid va refuser de reconnaître son erreur, et ma vie basculera à nouveau dans l’absurde. J’ai placé toute ma dignité dans cette somme, et je reviendrai en France plus affaibli que jamais. Je cesse d’écrire vers le 7 novembre((En amont du 7 novembre, on trouve un court mail à ma directrice de thèse, où je l'assure être en train de « régler le problème ». Mes notes évoquent aussi longuement mes rapports avec Ammar, qui se retrouve pris au piège de ma fermeté. Le 7 il vide vraiment son sac, comme je le raconte en détail. Ensuite manifestement, l’écriture n’a plus été possible. Ayant voulu centrer ce texte sur Yazid, je ne peux évoquer tout ça ici.)), à deux jours de l’échéance…
===== Être soufi =====
Mes toutes dernières notes((Sur les journées du 8 et du 9 novembre, il y aurait des choses à raconter aussi : ma rencontre avec un jeune homme du quartier (fils de journaliste, profil assez intello), qui observe l’histoire depuis des années et qui m’aborde ce jour-là, pour me parler de soufisme… Et le lendemain, veille de la fin de l’ultimatum, une confrontation assez ferme avec Yazid, qui tente un argumentaire misérabiliste sans parvenir à m’émouvoir.)), rédigées le 10 au soir depuis Sanaa :\\
> //[Le 9 au soir] je me couche et j'arrive étonnamment à m'endormir, en m'en remettant à Dieu, qui éponge et étouffe la verve argumentative. Mais Maman m'appelle, sans savoir qu'il est 1h30 ici. Du coup je me mets à faire le procès, jusqu'à 6h du matin. Il me vient pleins de phrases. Je fomente une sorte de restitution de ma recherche, dans les formes de la folie de Ziad : commentant toutes les personnes qui passent, de manière à montrer que Ziad n'est pas isolé dans son point de vue, que nous existons, et que ce n'est pas lui le fou.//
>
> //Mais je me réveille vers 9h, ayant très peu dormi, je n'ai pas la pêche, je ne me sens pas de monter sur scène. Je déconstruis ce projet : c'était surement une illusion du rêve : en fait je ne suis pas en position de faire ça. Du coup je suis vraiment en détresse, parce que c'est aujourd'hui que l'ultimatum a expiré.\\ Finalement, j'aboutis à la conclusion que toutes ces phrases que j'ai fomentées, je les ai déjà dites. Et que si elles ne sont pas entendues, c'est qu'elles ne peuvent pas l'être dans la situation d'élocution actuelle. Je suis beaucoup plus fort si j'arrive à être là au milieu, simplement en n’étant pas dupe, ça se voit, ça suffit pour découvrir le pot aux roses. Notamment sur le fait que Khaled ou Ali ne peuvent en rien jouer le rôle de tierce partie, puisqu'ils sont la société sur laquelle Yazid se calque. Yazid est entièrement déterminé par la société qui l'entoure - je retrouve cette constatation de 2003 sur Ziad : il est la société, ils sont les individus… Et puis Yazid décidera de me rembourser quand il voudra. Je veux être soufi : accepter que je ne peux rien faire. C'est une vraie libération.//
>
> //Du coup je sors avec mon chapelet, innocent, je me pose dans le quartier, je suis soudain très proche de Ziad.\\ Me pose sur madka [accoudoir yéménite] sur la margelle [estrade dans la rue de Ziad, en contre-bas de la pièce].\\ Je vois [la jeune fille] sortir du bus [de l’école] avec une amie.\\ Yazid entre dans le quartier, me lance des pierres. Je reste en me protégeant, je ne veux pas partir, je m'accroche.\\ Attroupement se forme (en fait il est hésitant Yazid, ce sont les autres qui le sont moins).\\ Ziad court après Yazid avec sa //gambiyya//[[fr:termes:jambiyya|°]], puis disparaît. Yazid ressort avec barre de fer. On veut m'éloigner, mais je reste, je me défends, j'argumente.\\ “Quoi je m'en vais? C'est ça, un en prison, l'autre à l'hôtel, et le petit jeu continue”\\ ou bien “C'est lui qui m'a proposé de construire la pièce…”\\ Et que je demande l'argent, et que tout le monde fuit.\\ Finalement on veut m'éloigner, mais je reste, continue de lancer “C'est toi qui emprisonne ton frère”\\ (je l'avais déjà dit au début à Yazid, et Ziad avait lancé un “Toi ça te regarde pas”, mais n'avait pas insisté. C'est là-dessus qu'il n'a pas su se décider, et qu'il a fui).\\ Ensuite, le Chouchou et Ramzi et un autre, me prennent et me forcent à partir. Je récupère mon coffre qu'ils ont jeté par le balcon et dans la benne.//
>
> //Je fais mes affaires avec Arafat Mansour.\\ Déjeuner chez Lotfi. Je pleure. Ra'fat vient.\\ Bus.//
====== Épilogue ======
Dans la petite ville tunisienne de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010 (soit juste un mois après mon retour en France), un jeune vendeur de légumes se suicide par le feu. En quelques semaines, la révolution embrase l’ensemble du monde arabe - y compris le Yémen, où Taez se retrouve soudain au centre du jeu.((Je renvoie à mon [[fr:comprendre:textes:mediapart:yemen#bouazizi|billet du 25 février 2011]], pour ma théorie du Printemps Arabe et de sa propagation - le « clin d’oeil » de Bouazizi.)) L’âme du mouvement révolutionnaire se retrouve dans cette ville, reléguée depuis des décennies mais creuset d’une première modernité yéménite, autour des années 1950 et 1960. Et c’est la ville où j’ai voulu travailler huit ans plus tôt, attiré essentiellement par son niveau éducatif supérieur à toutes les autres régions, parce que j’entendais pratiquer des sciences sociales symétriques.
Ma première réaction, à l’annonce des tout premiers cortèges, est d’appeler chez Yazid (je tombe en fait sur sa grande sœur), le mettre en garde si jamais il osait renvoyer Ziad en prison…\\
Au fil des semaines cependant, nous réalisons l’ampleur du basculement en cours. Après huit années de recherche sur les interactions sociales dans cette ville, pas vraiment besoin d’être sur place : je vois les images télévisées, essentiellement sur la chaîne al-Jazeera, et il est évident que le régime est déjà tombé. Mais je ne parle pas du régime politique, je parle du régime interactionnel…
Je parle du régime qui, par exemple, avait empêché la moindre médiation entre Yazid et moi à propos de cette pièce, tout l’automne précédent. Car bien évidemment je ne demandais que ça : que d’autres personnes s’impliquent, qu’elles portent sur notre histoire un regard neuf, comprennent le sens de ma démarche et ce que représentait pour moi ce pied-à-terre, afin qu’on trouve une solution ensemble. En gros, il s’agissait qu’on accorde à Yazid une capacité d’emprunt de 1000€ - ce n’était tout de même pas énorme, au vu du nombre de relations nouées à cet endroit, au cours des sept années précédentes : des dizaines ou des centaines de personnes témoins de notre histoire, qui avaient pu constater la cohérence de mon engagement, voir mon évolution depuis mes tout premiers pas dans cette société, à l’âge de 23 ans - bref qui savaient que j’allais revenir, ce n’était pas un emprunt très risqué !\\
L’enjeu était que je puisse repartir en France la tête haute, avec la certitude de ne pas m’être « fait avoir », et qu’au fond Yazid n’était pas un voyou. Mais les Taezis préféraient me dire : //« Yazid est respectable, il va te rembourser. »//, pour s’étonner devant lui quelques semaines plus tard : //« Tu es vraiment un voyou en fait ! »//.
Dans ce régime, les rapports avec l'étranger étaient systématiquement perçus sous l'angle de l'obscénité. Et plus seulement les rapports avec l'Européen : l'étranger en général, y compris le Yéménite d'une autre vallée. Le sentiment d'obscénité était devenu omniprésent chez eux, dans leur propre perception d'eux-mêmes, par l'effet d'une corruption des rapports poussée au dernier degré.\\
J’avais rêvé de sciences sociales symétriques, mais cette société était fondamentalement incapable de recevoir notre histoire - en fait incapable d’entendre une histoire quelle qu’elle soit, si ce n’est la répétition de sa propre corruption, tautologiquement[[fr:glossaire:tautologie|*]] projetée sur la corruption occidentale.
Comprendre que mon « ethnographie de l'homoérotisme » était en réalité une ethnographie de la //pudeur//. C'est le défi que nous leur posions à travers cette pièce, plus ou moins consciemment. Le même défi qu’à travers ce site, je continue de poser à la communauté musulmane en France - qui demeure largement héritière de ces régimes-là.
Aujourd’hui comme hier un tabou pèse, sur une déchéance morale et cognitive quasi-terminale : l’incapacité de tout un chacun à s’élever, à sortir du marasme de sa propre corruption. Un tabou que les Yéménites exprimaient pourtant quotidiennement dans leur rapport à la vulgarité (c’était l’objet de ma thèse…), mais les sciences sociales maintenaient artificiellement l’image inverse : la dignité irréductible du Peuple Yéménite, tel un postulat théologique, auquel les Yéménites eux-mêmes ne renonçaient que difficilement. En tant que converti-sociologue[[fr:glossaire:anthropologue-musulman|*]], je mettais un point d’honneur à mettre à l’épreuve ce postulat, m’obligeant à pousser cette dignité collective dans ses derniers retranchements. Mais je ne comprenais pas bien moi-même ce que je tentais de faire : avais-je quelque chose d’objectif à dire sur cette société, ou bien tentais-je par là de sauver ma propre foi ?
Lorsque survient l’évènement des Printemps Arabes, la situation s’inverse : l’objectivité sociologique est avec nous. Je sais qu’un jour où l’autre, notre petite histoire sera mise au regard de la grande, et nous pourrons alors tout raconter : l’histoire de la pièce, la « folie » de Ziad, etc.. Un jour où l’autre, dans ce monde ou dans le suivant : c’est une certitude indissociable de ma foi, une épreuve.
Mais pour être honnête, je ne m’attendais pas à ce que l’épreuve soit si longue. Toute l’année 2011, 2012, 2013, j’étais prêt à faire mes valises d’une semaine à l’autre, mais je m’interdisais de repartir sans le feu vert de Yazid. Jusqu’à ce qu’il m’y invite, je savais que ma place était plutôt en France, luttant contre cette machine des sciences sociales, qui entravait la transition politique du pays.
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//Most of the Time//, chanson de Bob Dylan interprétée par [[fr:valoriser:scenographie:ani_difranco|Ani Difranco]], traduite et mise en ligne sur Youtube le 30 décembre 2011.
Yazid finit par me rappeler au Printemps 2013, laissant un message sur mon répondeur : //« Le sang a coulé. Tu dois revenir assumer tes responsabilités. Je te donne une semaine… »//. En écho à mon intervention lors d’un [[fr:comprendre:textes:academia:yemen_challenges_for_the_future|colloque à Londres]], Ziad vient de frapper au visage son voisin Bassâm, un personnage de ma maîtrise rédigée dix ans plus tôt. Bassâm se plaint d’avoir perdu plusieurs dents, et il demande compensation…\\
Yazid m’invite donc à revenir, mais en 2013 il est trop tard, j’ai perdu confiance. Totalement isolé sur le plan académique, sans perspective professionnelle, et ma famille qui me soutient à bout de bras depuis des années : je ne me vois pas puiser encore dans l’héritage pour acheter un billet d’avion, tout en rêvant d’un hypothétique mariage… Finalement je recule, avant-même d’avoir vraiment compris la situation (j’ai longtemps cru que Ziad avait attaqué Bassâm à la //jambiyya//, le poignard yéménite - c’est dire ma confusion d’esprit à l’époque…).\\
Pour renouer avec le réel, je décide plutôt de m’installer à Sète ([[fr:comprendre:moments:accueil#février 2014]]), de m’en remettre à la Communauté.
Mais le lien avec [[fr:comprendre:personnes:Yazid]], une fois rétabli, ne s’est plus jamais coupé.
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